Des musées pour toutes et tous : inclusion et santé mentale


Aller au musée peut paraître simple pour certains. Mais franchir les portes d’un lieu culturel peut parfois intimider. La peur du regard des autres, l’inconnu, l’ambiance silencieuse, les règles implicites, tout cela peut décourager, voire angoisser. Pour remédier à cela, à Paris, le musée Carnavalet et l’Institut du monde arabe inventent des façons nouvelles d’accueillir. Des visites pensées pour être plus inclusives, des ateliers pour créer, des espaces pour respirer… et surtout, des lieux où tout le monde peut se sentir à sa place.

Des projets pensés pour inclure

Au musée Carnavalet, dans le Marais à Paris, il y a bien plus que des tableaux ou des souvenirs du passé de la ville. Il y a aussi des espaces de création, des moments de partage, des lieux de reconnexion. Depuis novembre 2022, l’établissement a mis en place un programme d’art-thérapie destiné à des publics vulnérables, notamment ceux en souffrance psychique ou vivant avec un handicap psychique. Maxime Boulegroun-Ruyssen, responsable de projets accessibilité à l’attention des publics vulnérables au sens large nous en parle avec enthousiasme : « Ce programme, on le construit avec des partenaires médico-sociaux (CHU Sainte-Anne ou le GHU Paris), et sous le mécénat d’Entreprendre pour Aider (Un fond de dotation qui soutient les projets en faveur de la santé mentale, ndlr). Il s’adresse à des jeunes, des adultes, des personnes âgées et il permet de créer du lien, de se sentir à sa place, de découvrir le musée autrement. » Le programme s’articule en trois volets : des cycles d’art-thérapie avec des partenaires associatifs ou des structures d’accompagnement ; une programmation événementielle, avec un week-end bien être une fois par an ; un axe formation du personnel d’accueil des publics. 

Au cœur de l’histoire, des espaces pour respirer

Entre 2016 et 2021, le musée a été entièrement rénové, l’occasion d’une réflexion globale sur l’accessibilité. Les parcours ont été repensés ainsi que les dispositifs d’aide à la visite, avec l’envie affirmée de devenir un lieu d’inclusion. « On a souhaité que chacun·e puisse se reconnaître dans le musée. En incluant le plus possible tous les visiteurs, quelle que soit leur situation, leurs origines, leur âge, leurs envies et leurs besoins éventuels. », insiste Noémie Giard, responsable du service des publics.

Le musée, un lieu propice à l’art-thérapie

Le musée Carnavalet, dédié à l’histoire de Paris, offre un cadre particulièrement adapté à l’art-thérapie. À travers ses collections mêlant œuvres d’art, objets du quotidien, maquettes, photographies ou encore affiches anciennes, il permet de tisser des liens sensibles entre passé et présent. « Beaucoup d’objets racontent le début de Paris ou la vie quotidienne », explique Maxime Boulegroun-Ruyssen. Cette richesse visuelle et émotionnelle favorise l’émergence de souvenirs personnels et d’émotions, autant de leviers puissants pour les séances d’art-thérapie.

Construit sur la durée, chaque cycle peut compter jusqu’à douze séances. « On essaie de proposer un nombre de séances suffisamment conséquent pour que le public puisse développer une familiarité et un lien assez fort avec le musée », explique Maxime Boulegroun-Ruyssen. L’objectif est clair, faire du musée un lieu de reconnexion, de créativité, mais aussi de bien-être.

Chaque séance suit un déroulé ritualisé : accueil, observation d’une œuvre, atelier de création, puis un temps de partage. Les techniques varient, de la peinture au pastel en passant par le modelage, l’écriture ou encore le travail du corps. L’encadrement est assuré par deux art-thérapeutes professionnelles, Sonia Dupont Bonnamour et Stefania Tsakiraki.

Les œuvres choisies dans les collections résonnent souvent avec les vécus des participant·es. Un groupe de jeunes hospitalisé·es a ainsi travaillé sur le thème des transformations de la ville en miroir des transformations de l’adolescence. Les anciennes enseignes de commerce ou la pendule Tour Eiffel suscitent aussi de fortes projections : « Elles sont à la fois concrètes et ouvertes à l’imaginaire. Une enseigne en forme de cerf, par exemple, peut évoquer la résilience ou l’élan vital », commente la responsable de projet accessibilité.

Au-delà des chiffres, 286 participant·es (personnes concernées plus accompagnants) directs en deux ans, plus de 100 séances prévues en 2025, les effets qualitatifs sont très marqués. Estime de soi renforcée, curiosité retrouvée, désir de retour au musée, lien social réactivé. « Beaucoup nous disent qu’avant, ils n’osaient pas mettre les pieds dans un musée. Aujourd’hui, ils s’y sentent chez eux ».

Et cette volonté d’inclure se ressent jusque dans la façon dont sont accueillis les groupes : pas de fermeture du musée, mais des arrivées en avance pour éviter l’affluence et préparer les séances, une attention aux agents de salle pour qu’ils soient bienveillants, une cohabitation respectueuse avec les autres visiteurs. Un musée qui s’ouvre vraiment. Ancré dans la réalité des besoins, ce programme témoigne d’une conviction forte que la culture peut être un soin. Et le musée, un espace de mieux-être partagé.

À l’Institut du monde arabe, une approche sensible et engagée

À quelques stations de métro de là, l’Institut du monde arabe (IMA) mène aussi une politique d’inclusion forte. Depuis plusieurs années, l’Institut du monde arabe (IMA) développe une politique d’accessibilité portée par un binôme engagé : Clémentine Lohrër, chargée de médiation, et Marie Moënne, chargée d’accessibilité et de handicap. Ensemble, elles forment ce qu’elles appellent le « pôle accessibilité » de l’institution. Et depuis 2025, l’IMA a mis en place un projet spécifique. « Nous avons démarré un programme avec des mineur·es non accompagné·es, en partenariat avec l’Aide sociale à l’enfance. Ce sont souvent des jeunes isolé·es, parfois en situation de grande vulnérabilité psychique. L’idée, c’est de les accueillir régulièrement (une fois par mois) et sur le long terme (3 ans) pour des ateliers artistiques, sensoriels, et des visites construites sur mesure. »

Leur démarche repose sur une conviction forte, accueillir tous les publics dans leur diversité, en prêtant une attention particulière aux personnes en situation de handicap ou en souffrance psychique. « Il s’agit d’être sensible à toutes les personnes qui constituent la société », résume Clémentine Lohrër. L’IMA collabore avec le SEmNA (Service d’Éducation de l’enfant malade ou en difficulté) autour de ce programme. Il réunit les équipes culturelles, les éducateurs spécialisés et les professionnels de santé (avec la présence de Fatima Touy, psychologue clinicienne) et propose des ateliers à la carte, centrés sur la création artistique comme levier de valorisation et de reprise de confiance. Un fil conducteur autour de la musique, pensée comme langage universel, sert de point d’ancrage à ces rencontres. L’objectif est de permettre aux participant·es de sortir des situations d’échec, de retrouver estime de soi, fierté individuelle et sentiment d’appartenance au groupe, à travers le geste, le mouvement ou l’expression plastique. Quatre grands axes guident ces rencontres. Valoriser leur langue maternelle, stimuler leur expression artistique, favoriser la cohésion du groupe et réveiller leurs sens souvent anesthésiés par des parcours migratoires complexes. L’IMA se positionne clairement comme un « lieu ressource », un espace d’accueil, de répit et de reconnexion.

À côté de ce programme, L’IMA expérimente également d’autres formes d’approche sensible, comme les « slow visits », menées notamment par Marie Moënne chargée de médiation, avec la sophrologue Gaëlle Piton. Ces visites lentes, conçues comme des « moments de respiration », permettent aux publics en souffrance ou en fragilité de s’approprier les lieux culturels à leur rythme. « Ce sont des dispositifs très bien reçus », souligne Clémentine. Pour les équipes de l’IMA, ces projets ne relèvent pas de la marge mais incarnent une vision du musée comme espace profondément humain, ouvert à toutes les sensibilités. « C’est une thématique qui touche absolument tout le monde », conclut Clémentine Lohrër.

Des barrières invisibles mais bien réelles

Pour beaucoup de personnes concernées par un trouble psychique ou leurs familles, l’idée même d’entrer dans un musée peut générer de l’anxiété. Inconnu, ambiance feutrée, peur de mal faire ou d’être jugé·e… Ce qui freine, ce n’est pas seulement la maladie ou la fatigue. Ce sont aussi les règles implicites, les codes culturels non dits, la crainte d’enfreindre sans le savoir. « Face à un musée, beaucoup de personnes vivant avec un handicap psychique ou un vécu traumatique, peuvent redouter de ne pas en comprendre les règles. Plus un lieu paraît strict, plus la peur d’être jugé·e est forte. On craint de faire un geste de travers, d’être regardé·e de travers. Et alors… on n’y va pas », explique Maxime Boulegroun-Ruyssen.

Cela vaut aussi pour les proches, les familles. Certaines préfèrent ne pas risquer une sortie culturelle si leur enfant est susceptible de faire une crise ou de s’exprimer bruyamment. « Au sport, c’est plus accepté. Courir, crier… c’est normal. Mais dans un musée ? On se dit qu’on va déranger, qu’on va être dévisagé·e. » D’où l’importance de normaliser la présence de tous les publics dans ces lieux. « Ce sont des questions complexes, mais essentielles. Nous avons beaucoup travaillé avec les équipes de surveillance du musée pour qu’elles soient attentives, bienveillantes, notamment envers les groupes accompagnés par des thérapeutes. Et ce climat d’attention finit par bénéficier à tous les visiteurs. » Et puis, il y a un autre inconnu : les visages. « Quand on ne connaît personne, on ne sait pas à qui s’adresser. On a peur de mal tomber. De ne pas être compris·e, ou accueilli·e. »

Alors le musée Carnavalet s’interroge. Comment rendre les agents plus facilement identifiables comme des personnes ressources bienveillantes ? « Nous, on sait qu’ils sont accueillants. Mais les publics, eux, ne le savent pas toujours. » Redonner confiance, c’est aussi cela. Rassurer dès l’entrée, dès le premier regard. 

Pour déverrouiller ces obstacles, les projets des musées s’appuient sur des liens solides avec le secteur médico-social. « Ce n’est pas juste une visite. C’est une démarche dans la durée, avec une montée progressive en confiance. Les participant·es ne viennent pas juste voir des œuvres, ils les vivent », explique Maxime Boulegroun-Ruyssen. Les groupes sont encadrés, les séances ritualisées, et les participant·es savent à quoi s’attendre. Chaque atelier suit une trame rassurante.

Au-delà des œuvres, c’est la possibilité d’être accueilli·e tel·le que l’on est qui fait la différence. À l’IMA, Clémentine Löhrer insiste sur cette idée : « On ne soigne pas, mais on accueille. Et on crée des conditions pour que les jeunes se sentent valorisé·es, entendu·es. »

Et demain ? Des musées toujours plus ouverts

Ces projets ne sont pas des expérimentations isolées. Ils s’inscrivent dans une volonté plus large de transformation des pratiques muséales. Carnavalet travaille actuellement à la création d’un guide « Musée et Santé mentale », en partenariat avec le collectif Les Issus. Ce guide réunira les apports de personnes concernées, de professionnel·les de la santé mentale, de la culture et de la recherche. « Il y a encore trop de barrières invisibles dans les musées. Ce guide, c’est une manière de les identifier, et surtout de proposer des solutions concrètes », précise Maxime Boulegroun-Ruyssen. L’enjeu est aussi de professionnaliser les équipes. Sensibiliser les agents d’accueil, former les médiateur·rices, penser les dispositifs d’accueil autrement.

Un enjeu de société

Inclure les personnes concernées par des troubles psychiques dans la vie culturelle, ce n’est pas une faveur. C’est une nécessité. Clémentine Löhrer le rappelle : « L’année 2025 est celle de la santé mentale. C’est un signal fort. Mais il faut que ça dure, que ça infuse. ». D’autres institutions culturelles commencent à s’emparer activement des enjeux liés à la santé mentale et à l’inclusion. C’est le cas du musée national de la Marine avec son dispositif de « la Bulle », un espace pensé spécifiquement pour accueillir les personnes en situation de trouble du spectre autistique. Autre initiative en pleine expansion, le dispositif Culture Relax, initialement lancé pour rendre la culture accessible à des publics en situation de handicap invisible ou de fragilité psychique. « J’ai vu que l’Opéra de Paris l’avait mis en place récemment, lors d’une représentation de La Belle au bois dormant », souligne Clémentine Löhrer. Il prévoit par exemple un assouplissement des règles en salle (possibilité de sortir, de faire du bruit) et se déploie peu à peu sur tout le territoire, bien au-delà de l’Île-de-France. Ces démarches visent à apaiser l’expérience culturelle et à rassurer des personnes pour qui le musée ou la salle de spectacle peuvent être perçus comme intimidants. Des pratiques encore émergentes, mais qui trouvent progressivement leur place dans les agendas culturels.

Des musées vivants, pour une société vivante

Les initiatives du musée Carnavalet et de l’Institut du monde arabe  montrent la voie d’une culture accessible, inclusive. En allant au-delà du simple accueil, en créant des projets sur la durée, en s’alliant avec le soin sans se substituer à lui, ces lieux deviennent des terrains d’exploration. Des lieux où, quand on vit avec un trouble psychique, on peut se sentir à sa place.

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Créer pour se soigner : entre art-thérapie et lien social


Écrire, peindre, chanter, danser… Et si ces formes d’expression créative avaient le pouvoir de nous réparer ? C’est tout l’enjeu de l’art-thérapie : une pratique accessible à toutes et tous, qui peut s’inscrire dans un parcours de soin, notamment en santé mentale. À Paris, à l’association les 4A, ou au sein du Groupe d’entraide mutuelle (GEM) de Narbonne, la création devient un levier pour se reconnecter à soi, apaiser les douleurs invisibles et reprendre confiance.

« C’est une manière de dire des choses que je n’arrive pas à formuler autrement », pose calmement Séverine. À 28 ans, la jeune femme se rend toutes les deux semaines à l’Association les 4A (Pour atelier artistique, accompagnement et art-thérapie), à Paris, pour des séances d’art-thérapie. Avec le petit groupe de cinq personnes, qu’elle a appris à connaître au point de développer une forme de familiarité, elle échange pourtant peu durant la séance, elle se concentre, se met dans sa bulle. « On partage un espace, une énergie, et c’est déjà précieux », confie-t-elle. Au gré des séances, Séverine découvre une nouvelle forme d’expression directe et intuitive. « Dans les ateliers, je travaille surtout la peinture, parfois le dessin. J’utilise souvent l’acrylique. Les matériaux sont variés : papiers, encres, pastels… Mais ce qui compte le plus, ce n’est pas la technique, c’est ce que j’y mets. Mes productions sont très personnelles, souvent symboliques et reflètent mon état intérieur du moment, ce que je vis, ce que je ressens. »

Elle découvre l’art-thérapie en 2022 lors d’une hospitalisation à Sainte-Anne pour des troubles du comportement alimentaire qui lui avaient causé une anorexie. « Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, mais très vite, ça s’est imposé comme une évidence. C’était une autre manière de m’exprimer, complémentaire à mon suivi médical et psychologique », poursuit Séverine qui raconte les bienfaits qu’elle trouve dans cette pratique des arts plastiques. « À chaque séance, il n’y a pas de thème imposé, tout part de soi. Je suis de nature très perfectionniste, d’habitude j’aime tout contrôler mais l’art-thérapie m’a appris à accepter l’inattendu, à ne pas toujours planifier. C’est dans ce lâcher-prise que je progresse. Lorsque j’essaie de verbaliser, certaines de mes émotions et pensées restent parfois coincées. En créant, elles sortent autrement, presque malgré moi. Et c’est un vrai soulagement. » 

L’art-thérapie aura surtout permis à Séverine de gagner en confiance. Elle qui au départ n’osait peindre que sur des petits feuillets pour ne pas « prendre trop de place », a vu sa pratique évoluer jusqu’à s’autoriser de plus grands supports. « Ça dit quelque chose de mon rapport à moi-même, à l’espace, au regard des autres. L’anorexie, dans mon cas, a longtemps été un moyen d’exprimer un mal-être sans mots, de façon très silencieuse mais très visible. Aujourd’hui, je commence à poser autrement ce que je ressens, à l’extérieur de moi, sur un support. Et ça change beaucoup de choses. Il y a des hauts et des bas. Mais je vais mieux et n’ai pas été hospitalisée depuis plusieurs années. J’ai trouvé dans l’art-thérapie un lieu sûr, où je peux me reconnecter sans jugement. C’est devenu un soutien essentiel. Ce n’est pas un « loisir » ni une thérapie classique. C’est un espace de liberté. Un endroit où je peux être, tout simplement. »

Un entre-deux précieux : soigner autrement, hors des murs de l’hôpital

C’est aussi à Sainte-Anne que Séverine fait la rencontre de Marie-Laure Colrat et Catherine Larré, deux art-thérapeutes avec qui elle poursuivra les séances. Ce sont elles qui sont à l’origine de l’association les 4A, créée en 2019. L’idée ? Combler un vide entre le soin psychiatrique et le libéral parfois très onéreux. L’association fonctionne sur un modèle participatif accessible et propose un espace thérapeutique encadré et professionnel. « Ce qu’on offre, c’est un entre-deux. Un lieu de soin non stigmatisant, où l’on peut continuer un travail de fond même après une sortie d’hôpital », expliquent-elles.

À l’atelier 4A, l’art-thérapie est envisagée comme un espace de transformation, où la création permet d’accueillir ce qui ne peut pas toujours se dire. « Les personnes viennent parce que ça ne va pas bien », expliquent Marie-Laure et Catherine. Ici, il ne s’agit pas d’apprendre à dessiner ni de produire une “belle” œuvre. « On ne donne pas de conseils techniques, chacun cherche ses propres solutions », précisent-elles. Ce qui compte, c’est le geste, le mouvement intérieur, le fait de pouvoir expérimenter sans jugement. L’atelier devient un lieu où « la personne peut faire autrement, autrement qu’avec les mots ». 

L’art-thérapeute ne cherche pas à interpréter ce qui est créé. « On ne dit pas : “vous avez dessiné des plumes, cela représente la légèreté” par exemple. On regarde comment c’est fait, comment la personne dépasse un accident, un traumatisme, une rupture. » Ce sont ces petits déplacements, ces choix, ces tentatives, qui deviennent des leviers de changement.

Dans ce cadre sécurisé, où les productions restent confidentielles, la relation n’est pas celle de l’aide mais de l’accompagnement : « On soutient, on observe, on propose, mais c’est la personne qui fait le chemin. » Et si l’on devait résumer, Catherine et Marie-Laure le disent simplement : « L’art-thérapie, c’est l’accompagnement du processus créatif en vue d’activer une transformation. » 

Claire : « L’art-thérapie, c’est un espace de liberté, de soin autrement »

Claire a découvert l’art-thérapie un peu par hasard, lors d’un stage de trois jours proposé par une amie de ses parents, elle-même art-thérapeute. « On était trois ou quatre, avec des pinceaux, de la peinture, du papier… Aucun objectif, aucune attente : juste créer. » Ce premier contact, simple mais marquant, lui ouvre une voie inattendue. « Je n’avais jamais dessiné, jamais peint. Et pourtant, j’ai senti quelque chose de fort. Créer me faisait du bien. »

Curieuse d’approfondir, elle se tourne ensuite vers les ateliers proposés à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. « Ce que j’ai trouvé là-bas, c’est un espace où l’on ne juge pas ce que font les autres. Et surtout, on apprend à ne pas juger ce qu’on fait soi-même. »

Diagnostiquée avec un trouble psychique, Claire a suivi un parcours de soin classique. Mais l’art-thérapie lui offre autre chose : un espace de respiration. « Je pouvais déposer des émotions lourdes comme la culpabilité, la colère ou le stress sans avoir à les expliquer. C’est passé par les couleurs, les formes, le geste. »

Après une pause due à une reconversion professionnelle, elle reprend sa pratique à travers l’association les 4A. « C’est plus souple, mais ça reste un espace cadré. J’y vais tous les quinze jours. » Au fil du temps, Claire explore différentes techniques, gouache, acrylique, pastels, reste dans un style abstrait et suit ses cycles : « J’ai eu une période cercles, puis des lignes, des rectangles… Toujours sans plan. Je me laisse porter.  Ce qui compte pour moi, c’est le plaisir de créer. » Aujourd’hui encore, Claire continue de participer aux ateliers : « l’art-thérapie, pour moi, restera un repère, un lieu où je me reconnecte à moi. » Un espace de création libre, sans consigne, dans le silence, où chacun s’installe à sa manière, choisit ses matériaux, et se met à l’écoute de ce qui vient. « C’est un soin, mais autrement. Un soin sans mot, un soin par le geste. »

Un cadre sécurisant, fondement du travail thérapeutique

Si les séances respectent la liberté des participants, l’art-thérapie, ne s’improvise pas. Horaires réguliers, silence respecté, non-jugement, matériel à disposition en sont les prérequis. Un espace stable où chacun peut se risquer à créer sans peur. « Ce cadre est ce qui permet au travail de se faire. Sans lui, on ne peut pas contenir ce qui se dit dans la création. Et parfois, c’est bouleversant, ça réveille des traumas », précise Catherine. « On travaille avec la psyché humaine. Sans formation, on peut faire plus de mal que de bien », ajoute Marie-Laure. Les deux femmes insistent sur l’importance de la posture professionnelle, appuyée sur des connaissances théoriques solides et un travail sur soi. C’est la clé pour savoir accueillir les émotions sans envahir l’espace de l’autre.

Dans les ateliers d’art-thérapie, un bilan peut être proposé aux participants. C’est avant tout une manière de faire le point, de regarder ensemble un chemin parcouru en tête-à-tête, loin de toute pression, pour comprendre ce qui a changé, ce qui résiste encore, ce qui s’ouvre. Parler de soi à travers ce qu’on a créé, souvent sans mots, permet parfois de poser un regard nouveau sur son propre parcours. Certains rejoignent les ateliers après un parcours psychiatrique, d’autres en période de fragilité, d’errance, ou en reconversion. Tous trouvent dans l’atelier un espace pour exister autrement. 

L’art-thérapie et la médiation artistique

En plus des séances d’art-thérapie, l’association 4A propose aussi des ateliers de médiation artistique, dans une approche plus sociale que thérapeutique. La distinction est importante, et Marie-Laure et Catherine y tiennent : l’art-thérapie s’adresse à des personnes en demande explicite de soin psychique. À côté de ce travail thérapeutique, les ateliers de médiation artistique s’adressent à d’autres publics : des personnes en situation de précarité, d’exil, ou en reconstruction après des parcours de violence ou d’isolement. « Ces personnes ne sont pas toujours en demande de soins psychiques, mais ont besoin d’un espace pour se retrouver, se relier aux autres, se réapproprier leur capacité à créer et à agir », précisent-elles. Dans ce cadre, les objectifs sont différents : il s’agit de favoriser le lien social, l’estime de soi, le sentiment d’appartenance. Les ateliers sont souvent co-construits avec des structures partenaires, foyers, associations, centres sociaux, et adaptés aux besoins du public concerné. Si la frontière entre médiation artistique et art-thérapie peut parfois sembler floue, c’est la posture, le cadre, et surtout la demande qui font la différence.

Cette approche plus collective et ouverte se retrouve aussi dans d’autres structures, comme les Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM), où la création artistique prend une place centrale, non pas dans une visée thérapeutique, mais comme levier d’expression, de lien et de reconstruction.

L’art comme tissu social

Hélène Thieffry travaille au GEM (Groupe d’Entraide Mutuelle) de Narbonne depuis plus de 17 ans. Issue du monde artistique, elle a très vite perçu la force transformatrice de la création dans le quotidien des personnes qu’elle accompagne. « J’avais déjà créé une association de spectacles inclusifs, alors quand je suis arrivée au GEM, j’ai tout de suite proposé des ateliers autour du chant, du théâtre, de la comédie musicale… Et j’ai vu les effets rapidement. »

Au fil des années, les pratiques artistiques se sont multipliées : ateliers de chant, de danse, de création musicale, de bande dessinée, d’arts plastiques en matériaux de récupération, ou encore de courts-métrages. Deux tomes de BD Noé Edwards et les clés d’univers ont même vu le jour de ces ateliers, entièrement imaginés par les adhérents. « Ce sont leurs personnages, leurs histoires. On a fait appel à un dessinateur, mais ce sont eux qui ont guidé la création. »

Pour autant, Hélène tient à une distinction essentielle : « Nous ne faisons pas de l’art-thérapie. Ce n’est pas notre rôle. Au GEM, on est un lieu social, pas un lieu de soin. Ici, les personnes viennent librement, sans objectif thérapeutique. Si ça les aide, tant mieux. Mais nous, on propose avant tout un espace pour se faire du bien, pour se retrouver, pour créer ensemble. »

Créer pour se reconstruire

Pour Alima, membre du GEM de Narbonne, la créativité est avant tout une forme de résistance joyeuse. « J’ai toujours eu le rythme dans la peau. Dès que je peux chanter lors d’un karaoké ou sur scène, je prends le micro et je me lance », dit-elle avec assurance. Pourtant, Alima a connu des moments plus difficiles « À 40 ans, j’ai fait une grosse dépression. Je suis tombée dans l’anorexie pendant presque trois ans. Quand j’ai commencé à m’en sortir, j’ai eu deux cancers et j’ai rencontré un homme violent. Ce qui m’a fait retomber dans la déprime. Mais j’ai réussi à me reprendre en main. Aujourd’hui, je me bats. Je chante, je danse, je participe à des flash mobs. » Une manière pour elle de se protéger, de garder sa bonne humeur, et de montrer qu’elle va bien. Elle témoigne d’un parcours de reconstruction où la prise de parole sur scène ou dans des ateliers pour cette « timide de nature » devient un acte de réaffirmation de soi. 

Zora, elle, parle de « bouffée d’air » : « J’ai traversé une dépression avec une forte dépendance à l’alcool après avoir perdu mon fils aîné. C’est ce traumatisme qui m’a complètement brisée. » Abstinente depuis plus de quatre ans et demi, elle témoigne d’une sortie de l’isolement dans lequel l’avait plongé son trouble. « Le GEM m’a aidée à reprendre pied. Dans les ateliers créatifs, j’ai pu me reconnecter aux autres. Je participe à des activités où je peux m’exprimer autrement, sans forcément parler de tout ce que j’ai vécu. La créativité, pour moi, ce n’est pas un soin, c’est un espace où je peux être moi, sans jugement, sans pression. Juste partager un moment, créer, m’exprimer. C’est ça qui me fait du bien, au fond. » 

Au GEM, la création ne soigne pas au sens médical, mais elle tisse des liens, redonne confiance, restaure le pouvoir d’agir. Elle devient un terrain d’expression et de présence à soi et aux autres, hors du cadre des soins, mais en résonance avec les enjeux du rétablissement.

Dans un cadre thérapeutique ou non, les ateliers de création offrent un lieu où l’on peut exprimer ce qui déborde, déposer ce qui pèse, tisser du sens autrement. L’art n’est pas un remède magique, mais il peut être un fil qui relie à soi, aux autres, à quelque chose de vivant. Que ce soit dans la peinture silencieuse d’un atelier d’art-thérapie ou dans un flash mob en plein air, créer devient une manière d’exister, de guérir, de dire « je suis là ».

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Créer au-delà des troubles psy : 24h dans la vie de Mamari


Dans une journée, chacun compose avec son énergie, son humeur, ses contraintes. Quand on vit avec un ou plusieurs troubles psychiques, cette composition prend une autre dimension. Il faut inventer, ajuster, bricoler des repères et s’adapter heure par heure. Chercher ce qui apaise, ce qui stimule, ce qu’on a instinctivement envie de faire : une douche froide, un coup de fil à une amie, une pause pour ne rien faire.

Pour comprendre comment cette recherche se vit quand on exerce un métier créatif, Plein Espoir a rencontré Mamari, humoriste et chroniqueuse, qui parle ouvertement de ses troubles psychiques dans son spectacle Trop drôle pour mourir et de son parcours de rétablissement, avec ses hauts et ses bas. Chez elle, les rituels bougent, se transforment, se colorent selon l’état du jour, les imprévus, et l’impératif de monter sur scène. Elle raconte comment elle transforme ses contraintes en terrain de jeu, mais surtout comment sa santé mentale passe toujours avant tout le reste.

6h30 : Messages et douche froide

Ma journée dépend de ce que j’ai à faire. Je peux jouer mon spectacle, jouer juste quelques minutes dans un comedy club et il y a des jours où je dois préparer des chroniques, ce n’est jamais pareil. Après et c’est important de le rappeler, j’ai plusieurs troubles psychiques, le principal c’est un stress post-traumatique, puis il y a un trouble dépressif chronique et un TDAH. Je me considère en rétablissement, parce que j’ai connu des moments où juste me lever ou prendre une douche, c’était impossible. Maintenant, ça va mieux. Je me lève à 6h30, parce que ma copine commence à cette heure-là, et la première chose que je fais, c’est lui envoyer un message. Après, souvent, je me rendors un peu, puis je me lève pour de bon autour de 8h. Je prends mon traitement, pour l’anxiété et le TDAH, et je file sous la douche. Sans mon traitement, je suis au ralenti. Ça me met en route. À une période, j’essayais pas mal de choses pour aller mieux et j’ai essayé les douches froides pour rire. Je dois bien reconnaître que ça me stimule. Ensuite, je traîne un peu sur Instagram, je réponds aux messages urgents, comme ça c’est fait. Je jette un œil à mon agenda pour voir ce qui m’attend.

10h : Soutien entre amis et méditation

Quand j’ai du mal à commencer ma journée, j’appelle des amis. Je fais partie de plusieurs groupes de parole, on a mis en place un petit système d’entraide. Si je me sens submergée, quand j’ai l’impression d’avoir trop à faire, j’appelle mon amie Marie-Laure. Hier encore, je l’ai appelée en lui disant que j’avais envie de pleurer tellement j’étais stressée parce que j’avais trop de choses à faire. Elle m’a aidée à sortir de ça, avec des questions toutes simples : qu’est-ce que tu ne peux pas changer dans ton emploi du temps ? qu’est-ce qui peut attendre ? Ça m’aide à revenir à la réalité, à défaire la spirale. Parce que quand je stresse, tout se mélange dans ma tête, comme un gros gribouillis d’enfant, je ne vois plus rien. En revanche, quand je suis bien lunée, je fais une méditation – ce qui doit arriver une fois toutes les deux semaines (rires) -. Ça m’aide à me recentrer, à laisser moins de place aux pensées, à revenir dans mon corps. Ça me force aussi à ralentir, parce que je suis toujours en train de courir, toujours avec cette impression qu’il faut aller vite. La méditation me fait redescendre, je retrouve un peu de temps. Parfois, quand j’ai un besoin précis, je fais une méditation guidée pour la confiance en soi, la gratitude… Et j’ai aussi une « méditation d’urgence » pour les jours où je suis vraiment très angoissée et que je n’arrive même pas à appeler quelqu’un.


11h : Prendre du temps pour soi et flâner

Si je n’ai rien d’urgent, je m’autorise à flâner, à ne rien faire, à laisser les tâches venir comme elles viennent. C’est très important dans mon rétablissement en santé mentale. Et à la fin de chaque tâche, je prends aussi le temps de faire une pause avant d’enchaîner. Avec le TDAH, j’ai tendance à tout faire d’une traite, en oubliant complètement de penser à moi. Il m’arrive encore, très souvent, d’arriver à 20 heures et de réaliser que je n’ai rien mangé de la journée. Je peux aussi épuiser ma batterie sociale avant même d’avoir commencé à jouer. Alors j’essaie de travailler sur le réalisme de ce que je prévois. Parce que quand je n’arrive pas à bien m’organiser, et comme j’ai besoin de temps pour me reposer, le temps que je peux vraiment consacrer à la création est en réalité assez limité.

13h : Le soutien de l’auxiliaire de vie pour ranger son appartement et sa tête

Deux fois par semaine, j’ai une auxiliaire de vie qui vient chez moi. En 2019, j’ai été hospitalisée en psychiatrie et, avec l’assistante sociale, on a monté un dossier de reconnaissance de handicap. Ça faisait un ou deux ans que j’y pensais, mais je ne me sentais pas légitime. J’ai fini par me lancer et ça m’a aidée à accepter que j’avais des difficultés à gérer le quotidien. TDAH, dépression, stress post-traumatique… laisse tomber. Parfois, tu restes immobile, bloquée, incapable de faire quoi que ce soit. J’ai eu du mal à obtenir cette aide, parce que je suis jeune et que j’ai l’air en forme. Mais j’ai fini par y arriver. Aujourd’hui, cette personne m’aide à entretenir l’appartement, faire les courses, la lessive… et, quand j’en ai besoin, quelqu’un d’autre vient pour qu’on fasse les tâches administratives ensemble. Quand tout est rangé, ma tête est plus claire. Et comme on fait les choses ensemble, ça m’aide à me mettre en mouvement. On discute, ça rend le moment plus léger. Avant, quand ça n’allait pas, le désordre s’installait vite et je m’enfonçais dedans. Ça pouvait durer des semaines. Le seul point qui reste difficile pour moi, c’est de cuisiner. Je commande beaucoup. Mais pour moi, ça reste une stratégie d’adaptation face aux difficultés exécutives.

18h : Se maquiller et sauter dans un VTC

Il y a aussi ce moment où je suis en contact avec mon manager, Romain, puis je commence à me préparer pour aller jouer. Il y a un rituel auquel je tiens beaucoup : le make-up. Contrairement à la scène, qui est devenue mon travail, le maquillage reste un espace de créativité gratuit, juste entre moi et moi. Sans pression de productivité, de performance ou d’argent. Ça m’amuse, c’est presque méditatif parce que je me concentre sur des gestes précis. Je préfère quand j’ai le temps de le faire chez moi, mais parfois, je le fais dans le VTC qui m’emmène au spectacle, ou dans les loges. De toute façon, les gens me disent toujours que je me balade avec trop de sacs… et c’est vrai.

Je prends beaucoup de VTC, ça vient d’une période où j’étais en dépression sévère. À ce moment-là, j’avais énormément de mal à sortir de chez moi. Le VTC m’a aidée à moins annuler  mes rendez-vous quand je manquais d’énergie. Marcher jusqu’au métro me semblait insurmontable, comme gravir une montagne. Aujourd’hui, ça va plutôt bien, mais ça reste fluctuant. J’essaie de ne pas culpabiliser quand je n’arrive pas à faire tout ce que j’avais imaginé. Et même dans les mauvais jours, je vais travailler. La dernière fois que je n’ai pas réussi à le faire, c’était il y a trois ans.

21h : Prête à monter sur scène

Ce soir, j’ai une scène à 21h30. Je vais jouer une dizaine de minutes et, comme d’habitude, c’est seulement sur le chemin que je commence à réfléchir à ce que j’ai envie de jouer, à piocher dans tout le matériel que j’ai, à voir ce que je peux ajouter ou tester. J’écris de moins en moins sur papier, tout se fait dans ma tête. Et comme je ne prépare pas grand-chose, souvent je me dis : « Aujourd’hui, c’est ma chute, ils vont bien voir que je suis nulle.  » Ce sentiment de ne pas être assez prête, c’est fréquent… et en même temps, avec tout ce que j’ai à gérer au quotidien, la création est reléguée au dernier plan.

Le trac, ce n’est pas quand je monte sur scène. C’est juste avant. Une espèce de tétanie, le cœur qui bat très fort. Pour que ça passe, j’essaye de bouger le plus possible, je fais des mouvements un peu ridicules avec les bras pour faire circuler l’énergie, pour ne pas rester figée. Sinon, je me transforme en bloc de glace devant le public. Après, le stress dépend aussi des lieux où je me produis. Il y a des scènes que je connais par cœur, où je ressens encore du stress, mais ça va. Il y a des endroits plus intimidants, qui me pétrifient. Généralement, je suis en retard, je cours partout, je fais mille choses en même temps. Je crois que c’est presque une stratégie d’adaptation : me remplir d’actions pendant que je stresse, m’empêche de rester bloquée. Et étrangement, dans ces moments-là, je suis très efficace. Mes idées sont plus claires, je vais droit au but.

21h30 : Hyper focus avec le public

Je crois que le stress et la peur, c’est ce que je connais le mieux. Je fonctionne plus à l’adrénaline qu’au calme, même si j’essaie de faire en sorte que ça change. Et même si j’essaye toujours de ne pas basculer dans la panique, quand je ne ressens pas de stress avant de monter sur scène, je trouve ça bizarre, je me dis qu’il y a un truc qui cloche. Ce n’est pas simple de trouver un équilibre, mais la peur et le stress ne sont pas forcément négatifs. Parfois, ils peuvent même être un moteur.

Sur scène, je suis souvent dans un état d’hyper focus, l’autre face du TDAH. Je suis complètement là, avec les gens, dans le moment présent. Je pense que c’est pour ça que j’aime ça, et que je suis capable de le faire. Après, ça dépend des soirs. Samedi dernier, par exemple, je n’étais pas très attentive. Du coup, j’ai beaucoup interagi avec le public, mais ça m’a mise en retard et à un moment, j’ai demandé à la régie où on en était dans le temps imparti et j’ai réussi à rendre l’imprévu du peu de temps qui me restait drôle. En sortant de scène, je m’en veux toujours un peu. Mais bon,… c’est la vie.

22h30 : Fin de journée

Mon travail, c’est un endroit où je peux être fantasque, où je me sens socialement acceptée telle que je suis. Ça colle bien à mon rythme. Aujourd’hui, j’arrive à me lever, mais ça n’a pas toujours été le cas. Et puis, je peux choisir mon emploi du temps. Avec toutes les problématiques liées à la maladie, au besoin de faire des pauses, je crée mes propres opportunités. Tout le monde peut choisir de démarrer, de se lancer. La scène me permet de retrouver une forme d’insouciance, de fantaisie, de jeu. C’est une fierté pour moi de faire ça aujourd’hui. Et puis, après une scène, je suis contente d’avoir réussi à faire quelque chose de ma journée.

Je ne vais pas tomber dans le cliché de dire que la scène est une thérapie, parce que c’est faux. Et je pourrais même le répéter quatre fois. La scène, c’est un milieu très difficile. Il n’y a pas de place pour tout le monde, on ne gagne pas très bien sa vie, et ça peut être violent. Certains publics trouvent que ce que tu fais n’est pas drôle du tout. Et c’est dur de séparer ton travail de toi-même. Il faut vivre beaucoup de rejet avant de pouvoir en faire un métier. Et puis, contrairement à beaucoup d’autres professions, il n’y a pas vraiment de cadre. Tu pourrais accepter tout, tout le temps. Je vois beaucoup de comédiens qui font des burn-out, qui ne vont pas bien du tout. Moi, ma carrière avance plus lentement parce que je prends des pauses, parce que je fais toujours passer ma santé mentale en premier. Et parfois, je panique, je me demande si j’ai fait les bons choix. Aucune société de production n’a envie de miser sur quelqu’un qui fait autant de pauses. On attend que tu rentabilises, que tu enchaînes les dates. Moi, je fais autrement. Je ne suis pas prête à changer de logique. Je préfère rater le coche que d’y laisser ma peau.

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Santé mentale, le mythe de l’artiste torturé


Van Gogh, Amy Winehouse, Hemingway, Virginia Woolf… Autant d’artistes majeurs qui ont souffert de troubles psychiques et qui alimentent un mythe ancré dans notre imaginaire : le génie artistique va de pair avec l’instabilité mentale. Mais qu’en est-il vraiment ? N’est-il pas dangereux de romantiser la souffrance psychique comme pouvant être le carburant de la création artistique ? Éléments de réponse avec le psychiatre et pédopsychiatre Thierry Delcourt, auteur de La folie de l’artiste : créer au bord de l’abîme, éd. Babelio, 2018 et de La capacité créative, éd. Erès, 2024.


Plein Espoir : Comment s’est construite cette association entre génie créatif et troubles psychiques dans notre imaginaire collectif ?

Thierry Delcourt : Cette idée prend racine dans toute la vision gréco-romaine que l’on a du démiurge (personne qui crée quelque chose d’important, ndlr). Comme si l’artiste était traversé par quelque chose qui nous dépasse. Cela fait de lui une personne forcément un peu bizarre, étrange, qui ne raisonne pas de la même façon que la plupart des gens. Finalement, face à ce  « génie artistique » on est à la fois dans l’admiration et dans un phénomène de rejet. Notamment quand l’artiste nous montre quelque chose qu’on n’a pas envie de voir. Le raccourci est d’associer ce qu’on ne comprend pas à la « folie », une notion qu’il faut battre en brèche.


Plein Espoir : En tant que psychiatre ayant soigné de nombreux artistes, avez-vous conclu à l’existence de ce fameux lien de superposition entre troubles psychiques et créativité ?


Thierry Delcourt : Le peintre, graveur et sculpteur Gérard Garouste avec qui j’ai beaucoup travaillé, se bat contre cette association entre génie et folie. Ce qu’il dit, et qui corrobore ce que j’ai observé dans ma pratique psychiatrique, c’est que quand on est au plus profond de la folie, il n’est pas question de création, mais de souffrance.


Par contre, en amont ou en aval d’une période difficile, les artistes peuvent expérimenter une période très particulière de bouillonnement intérieur qui doit s’extérioriser, qui doit s’exprimer comme une forme de nécessité, parfois même dans une urgence à réaliser leurs œuvres. Dans cet état d’esprit, la créativité déborde, souvent, à grande vitesse. Les créations de l’artiste néo-expressionniste américain Jean-Michel Basquiat en sont un illustre exemple. Mais ce qui est très dangereux, c’est d’associer cet élan à un trouble mental, car ce n’est pas le carburant.



Plein Espoir : La maladie mentale n’est pas le moteur de l’artiste mais la création peut être une source d’apaisement ?


Thierry Delcourt : Bien sûr, à l’image de l’art brut, qui nous enseigne quelque chose d’essentiel. À l’époque où les malades mentaux étaient enfermés à vie dans les asiles, sans traitement efficace, ils créaient spontanément. Ces créations n’étaient pas seulement une occupation : elles exprimaient leurs perceptions corporelles et leurs sensations intérieures. C’était une forme d’auto-thérapie naturelle. Les patients tentaient, à travers leurs œuvres, de s’apaiser et d’exprimer ce qu’ils ressentaient au plus profond d’eux-mêmes. C’est d’ailleurs de cette observation qu’est née l’art-thérapie moderne.



Plein Espoir : Les artistes ont-ils intériorisé ce mythe selon lequel un grand créatif doit vivre avec des troubles psychiques ? Y a-t-il une pression à « performer » sa souffrance ?


Thierry Delcourt : Quand je présente en conférence des artistes à la vie chaotique, on me reproche souvent de généraliser. C’est comme dire « tous les adolescents vont mal » : c’est faux. Certains vont très mal, d’autres très bien. Chez les artistes, c’est pareil. Beaucoup mènent une vie parfaitement normale, vont à leur atelier comme on va au bureau, créent sans souffrance particulière, pas plus que n’importe qui d’autre.

On a tendance à retenir cette frange spécifique, celle qui souffre réellement. Elle est plus importante que dans la population générale, certes, mais elle ne représente pas tous les artistes. Ces personnes peuvent être « au bord de l’abîme », sans vouloir tomber. L’art et la création deviennent justement leur moyen de ne pas basculer.



Plein Espoir : Pourquoi retient-on davantage les artistes qui souffrent que ceux qui vont bien ?


Thierry Delcourt : Nous avons un biais évident : ces artistes nous fascinent autant qu’ils nous dérangent. Prenez le peintre Britannique Francis Bacon : il vivait en marge, avec des excès sexuels, une forte consommation d’alcool… Face à ces créations, des œuvres figuratives qui développent plus les sensations et les impressions brutes que la beauté classique, il est impossible de rester indifférent. Soit on fuit en disant « ce n’est pas beau », soit on est à la fois fasciné et bousculé. Tout simplement car ces artistes franchissent des limites que nous percevons en nous-mêmes. Ils sont des intercesseurs : ils traduisent des expériences que nous avons pu éprouver en créant un écho profond.


C’est ce qu’a voulu exprimer le plasticien Marcel Duchamp en disant « c’est le regardeur qui fait le tableau ». Devant une œuvre puissante comme celle de Bacon, on est ému, au-delà du « j’aime ou je n’aime pas », parce que cela révèle des choses importantes en vous.

Plein Espoir : Auriez-vous des exemples d’artistes connus qui ont continué à créer en gérant leurs troubles de manière équilibrée ?


Thierry Delcourt : La peintre et plasticienne suisse Niki de Saint Phalle a transformé ses traumatismes personnels, notamment les abus subis dans l’enfance, en art révolutionnaire. Ses célèbres « Tirs » des années 1960, où elle tirait à la carabine sur des toiles, lui permettaient d’extérioriser sa colère. Elle a ensuite créé ses monumentales « Nanas » colorées, symboles de féminité libérée, trouvant son équilibre entre souffrance personnelle et expression artistique épanouie. D’autres exemples comme Gérard Garouste, qui a trouvé un équilibre remarquable après ses épisodes délirants et a écrit « L’Intranquille » une passionnante autobiographie sur son père, ou encore l’auteur de BD français Enki Bilal, qui a transformé ses traumatismes d’exil de Yougoslavie en un univers artistique universel.

Plein Espoir : Quelle est la particularité de soigner des artistes en souffrance psychique ?

Thierry Delcourt : De mon observation, au départ souvent ces artistes vivent avec un trouble plutôt qu’une « vraie pathologie mentale ». Ils souffrent suffisamment pour avoir besoin de s’exprimer, mais pas assez pour être bloqués dans leur création. L’art leur permet d’apaiser cette angoisse intérieure. Mais parfois, ils basculent du trouble vers la pathologie. Deux raisons principales à cela : soit ils vont trop loin dans leur démarche artistique et se déstabilisent ; soit ils consomment des substances toxiques. Beaucoup d’artistes utilisent alcool ou drogues pour se mettre au travail, comme l’écrivain et poète belge Henri Michaux par exemple, qui créait sous leur influence.

Plein Espoir : Il y a un mythe romantique de l’alcool et de la drogue dans la création…

Thierry Delcourt : Oui, car ces substances apaisent temporairement et libèrent l’expression créative, mais très brièvement, c’est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. 

Quand ces artistes viennent me voir, leur demande est claire : « Soignez-moi, mais préservez ma capacité créative. » C’est tout l’enjeu de mon travail : traiter leur souffrance sans toucher à leur noyau créatif que j’appelle « matrice sensible ». C’est cette base que l’on a tous et toutes, qui est faite de nos premières sensations, traumatismes et jouissances dans la vie… ce qu’on a au plus profond de soi en somme. Les artistes veulent aller mieux donc, mais sans que j’analyse ou démonte cette « matrice sensible » qui nourrit leur création. 

Plein Espoir : Arrive-t-il aux artistes de refuser un traitement par peur de perdre leur créativité ?

Thierry Delcourt : C’est très fréquent ! Quand ils acceptent finalement le traitement, j’adopte une approche très progressive et collaborative. L’essentiel est d’abord d’établir une relation de confiance et de les accompagner dans cette démarche. Sur le plan médicamenteux, j’utilise des doses volontairement légères. L’objectif est d’apaiser l’angoisse et de traiter les symptômes graves comme les hallucinations ou le délire, sans altérer leur capacité créative. Je prescris juste ce qu’il faut pour les stabiliser, pas plus, tout en maintenant un dialogue constant sur leurs ressentis et l’évolution de leur processus créatif. Cette approche d’accompagnement personnalisé et de dosage minimal devrait s’appliquer à tous les patients, pas seulement aux artistes ! C’est une dimension relationnelle du soin qu’il faut préserver chez chacun.

Plein Espoir : Souvent lorsque l’on évoque les troubles psychiques des artistes, il s’agit de schizophrénie, de bipolarité ou de dépression. Existe-t-il d’autres troubles psychiques qui peuvent influencer la créativité artistique ?

Thierry Delcourt : On peut citer d’autres troubles comme les phobies et les obsessions. Le peintre franco-polonais Roman Opalka, lui ajoutait quotidiennement un élément à son œuvre de manière compulsive. Cette dimension obsessionnelle existe également chez les créateurs. Mais il faut nuancer : quand une personne obsessionnelle traverse une phase aiguë, elle perd toute créativité car elle s’enferme dans des répétitions stérilisantes. Cependant, chez l’artiste, cette tendance obsessionnelle peut servir à créer des mécanismes pour combattre l’angoisse. Le terme « névrose » n’est plus utilisé aujourd’hui, mais ces traits névrotiques font partie du bagage psychique de la plupart d’entre nous et heureusement ! Ce bagage peut inclure des éléments phobiques ou anxieux, sans pour autant basculer dans la psychose.

Plein Espoir : Cette glamourisation de la souffrance psychique autour de la figure de l’artiste dépressif qui serait plus créatif, peut-il être dangereux pour les personnes fragiles ?

Thierry Delcourt : C’est bien sûr un égarement dangereux. Depuis la fin du XIXe siècle, on a dramatisé ce lien, et les psychiatres et psychanalystes ont leur part de responsabilité : ils ont souvent plaqué leurs théories sur des artistes, posant des diagnostics scandaleux sans les connaître. Il faut absolument démystifier cette vision glamourisée du génie créateur qui peut empêcher certaines personnes de se soigner ou les pousser aux excès. De plus, cette approche nous empêche d’apprécier l’art dans toutes ses dimensions. 

Plein Espoir : Comment peut-on accompagner les artistes pour qu’ils aient un rapport plus sain à leur art et leur santé mentale ?

Thierry Delcourt : Chez les artistes, il y a deux dangers principaux. Le premier c’est l’auto-destruction créative. Quand une personne supprime ses nuits, travaille sans arrêt, boit, pour « racler les raclures de l’âme » comme disait Antonin Artaud (acteur, écrivain, essayiste, dessinateur et poète français, ndlr), il se met en grand danger. C’est ainsi que beaucoup se sont suicidés, par épuisement et pour être allés fouiller trop profondément dans leur souffrance. Le deuxième danger est la sur-médicalisation. Le même Antonin Artaud disait à son psychiatre : « Monsieur Ferdière, vous voulez redresser ma poésie. » C’est une grande angoisse pour eux : annihiler la capacité créatrice en voulant trop soigner. À son époque (au début du XXe siècle, ndlr), c’étaient des électrochocs, aujourd’hui, c’est parfois la contention chimique qui passe par l’abus de médicaments alors que les patients ont besoin d’autre chose.

Les traitements médicamenteux, lorsqu’ils sont nécessaires, doivent toujours respecter la capacité créative des individus. Un enjeu crucial pour les artistes bien sûr mais qui concerne en réalité chaque individu. Prendre soin repose avant tout sur la qualité de la relation soignant-soigné et sur une écoute attentive du praticien. Une approche globale, qui considère l’être humain dans toutes ses dimensions, devrait être accessible à tous : c’est cette prise en charge holistique qui ouvre véritablement la voie vers la guérison et le rétablissement.


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Métier passion et santé mentale : entre épanouissement et épuisement


Vivre d’un métier passion, ça fait rêver. Et c’est souvent ce que l’on projette lorsque l’on souhaite vivre de sa pratique artistique. On imagine une activité porteuse de sens, bonne pour la santé physique et mentale. Et parfois, c’est vrai. L’art peut apaiser l’anxiété, redonner confiance, recréer du lien. Surtout quand il est pratiqué librement, à son rythme ou accompagné. Mais quand cette pratique devient un métier, avec ses échéances, ses critiques, sa précarité, la pression monte. On doute, on s’épuise. Parfois, on se perd.

Pour mieux comprendre ce que le travail créatif peut faire au corps et à l’esprit, Plein Espoir a rencontré Audrey, autrice, et Pierre, spécialiste des effets spéciaux et enseignant en école d’arts appliqués. Tous deux racontent comment leur passion, sans limites ou sans routines, a pu les mener au burn out. Et comment, depuis, ils apprennent à créer autrement, en se préservant.

Se lever chaque matin à heure fixe, prendre un café devant son ordinateur, et rester là, seule, face à une page blanche. Chercher l’inspiration, écrire, effacer, recommencer encore. Voilà le quotidien d’Audrey, 38 ans, autrice et correctrice. Longtemps, l’écriture a été pour elle un refuge, un moyen de s’évader, de rêver, de poser sa voix, et parfois même exprimer un mal-être. Mais il y a un an, cette passion a commencé à peser trop lourd. Les crises de boulimie de l’adolescence ont refait surface, plus fréquentes, plus difficiles à contenir. « L’écriture, c’est un métier où on travaille beaucoup, qu’on fait par passion et qui ne permet pas de bien gagner sa vie, raconte-t-elle. Quand j’ai eu des problèmes d’argent, j’ai accepté tout ce qui se présentait pour payer les factures. J’écrivais des textes pour des personnalités publiques, plus une autobiographie d’un personnage historique qu’un éditeur m’avait commandé. » La trentenaire tient quelques mois. Puis un matin, elle s’installe, ouvre son ordinateur… mais rien ne vient. Tétanisée par tout ce qu’il reste à faire, elle reste figée devant son écran. « J’étais là, incapable de taper sur les touches. J’avais déjà lu des récits de burn-out où le corps lâche, où tout devient impossible. Je trouvais ça un peu exagéré. Mais ce jour-là, c’est arrivé. Mon corps ne voulait plus, enfin il ne pouvait plus. » Elle écrit à ses clients pour leur dire qu’elle est malade, qu’elle s’arrête pour une semaine. Les jours suivants, elle reste allongée. Impossible de regarder un film, elle n’arrive plus à suivre. Elle dort beaucoup, pleure souvent. Quand elle finit par consulter, son médecin est clair : c’est un burn-out [syndrome d’épuisement professionnel]. Et il lui dit qu’il va falloir du repos. Beaucoup de repos.

Peut-on créer sous pression et sans abîmer sa santé mentale ?

Chez Pierre aussi, son métier, choisi par passion, a fini par déborder. Le contexte est différent, mais le glissement ressemble à celui d’Audrey. Une cadence qui s’accélère, jusqu’à ce que quelque chose lâche. Lui, depuis qu’il est enfant, ce qui le fait vibrer, c’est le cinéma. Et surtout la science-fiction. Première claque devant Star Wars à huit ans, Blade Runner à dix. Aujourd’hui, à 40 ans, il conçoit et réalise des effets spéciaux. Un métier de cœur, qu’il n’a jamais imaginé exercer autrement. Les tournages sont souvent la partie la plus simple. Le plus lourd commence après où il intervient en bout de chaîne, quand le tournage et le montage ont déjà pris du retard. Bien sûr, les délais, eux, restent les mêmes. Il faut alors rattraper, condenser. Les journées s’étirent, dépassent souvent quinze heures. « Quand on crée, on veut donner le meilleur de soi, on ne lâche rien, parce qu’on sait qu’on est en compétition avec des milliers d’autres. Mais parfois, c’est trop. On ne peut pas rester concentré pendant des heures sans que ça casse quelque chose. Alors on cherche des béquilles », raconte-t-il. Pierre reconnaît avoir commencé à consommer des stupéfiants il y a une dizaine d’années pour tenir. Travailler la nuit, rester concentré des heures… jusqu’au jour où ça ne fonctionne plus. « Un matin, je n’avais plus le courage de me lever. Juste penser à la journée que je devais faire me donnait des crampes d’estomac. Alors je suis resté chez moi. Je n’ai pas bougé. » Dix ans à tirer sur la corde dans un métier qu’il aimait, mais qui l’avait vidé. « C’est simple, pour moi, créer était devenu une angoisse. »

Après quelques jours de repos, et une dernière poussée d’énergie pour terminer ce qui ne pouvait pas attendre, Audrey, l’autrice, a tout arrêté. Elle a fait le vide. Pris le temps de comprendre comment sa passion avait pu la mener jusque-là. Elle s’est posé une question simple : est-ce que la créativité supporte vraiment les contraintes du travail ? Le travail exige de produire, de façon constante. Mais les idées, elles, ne suivent pas toujours. « On entend souvent que l’écriture comme n’importe quelle activité créative, ça se travaille, qu’il faut s’y mettre tous les jours. Il y a plein d’exemples comme Amélie Nothomb, qui dit qu’elle écrit quatre heures chaque matin. Mais quand on n’y arrive pas, on se sent nul, on a l’impression de ne pas faire assez. Ça met une pression énorme, et ça crée beaucoup d’angoisse », raconte-t-elle. Et pour cause, dans les métiers passion, c’est souvent soi-même qu’on expose, qu’on évalue, qu’on vend parfois. Ce lien crée une vulnérabilité particulière.

Connaître ses limites et poser un cadre : un premier pas pour aller mieux

Un temps, Audrey a envisagé de changer de voie, pour quelque chose de plus concret, de moins chargé émotionnellement. Mais renoncer à l’écriture n’était pas envisageable. Alors, elle a commencé à prendre soin de sa santé mentale et pour cela, elle s’est imposée quelques règles. Elle ne prend plus que trois petits textes par semaine : un qu’elle considère comme plus facile à écrire, deux qui demandent davantage de temps et d’investissement. Elle s’impose au moins une journée sans commande pour avancer sur ses projets d’écriture plus personnels. Elle ajuste aussi son rythme en fonction de sa charge : si une période est très dense, elle s’autorise à ralentir ensuite. Finies les semaines à enchaîner sans réfléchir et surtout à rester enfermer chez elle, isolée du monde, sans voir ses amis. Ce n’a pas été facile, mais elle n’a pas eu d’autre choix que d’apprendre à dire non. À refuser ce qui paie mal ou pèse trop sur son équilibre. Même si cela veut dire vivre avec moins. « Ce n’est pas parce que je fais un métier créatif que je dois tout accepter. Même si ça veut dire vivre encore plus modestement. De toute façon, ce n’est pas un métier qu’on choisit pour le confort », résume-t-elle. Elle ne suit pas toujours ses limites, mais elle essaie de s’y tenir autant que peut. Et les bénéfices ne se sont pas fait attendre : « La boule au ventre a disparu, je suis plus sociable, je ne pense plus constamment à la nourriture et j’ai de nouveau des idées. Ça prend du temps, mais c’est très agréable de reprendre un peu confiance en soi et de sentir qu’on prend le temps de se faire du bien. »

De son côté, Pierre a mis fin à sa consommation de drogues, après plusieurs mois d’arrêt et un suivi strict avec un addictologue et un psychiatre. Il a profité de cette pause pour élargir ses compétences et sortir un peu du rythme épuisant de la post-production. Aujourd’hui, il consacre par exemple du temps à former les plus jeunes, pour leur parler des coulisses de ces métiers du cinéma qui font tant rêver. « On doit le dire, ce sont des métiers où on s’investit énormément, explique-t-il. Avoir une vie personnelle stable, c’est difficile. Mais ce n’est pas parce que c’est une passion qu’il faut tout sacrifier. Ni sa tête, ni son corps. Si on veut tenir dans la durée, on doit prendre soin de soi. Bouger, sortir voir des amis, ne rien faire aussi, juste pour se recharger. » Pour lui, la création se nourrit beaucoup du vide, de l’ennui, du rien. Difficile quand on est tout le temps connecté par les réseaux sociaux et le téléphone. Alors, il a mis en place quelques repères comme supprimer les écrans une heure avant de se coucher, faire du sport dès qu’il a un peu de temps et continuer son accompagnement thérapeutique. Et il s’est créé une sorte de boîte à idées créatives, pour les jours où il n’a plus d’inspiration. « Parfois, au cours d’une journée, ou même quand je dors, des idées me viennent. Avant, je les oubliais. Maintenant, je les note, je les mets de côté. Quand je suis bloqué, je pioche dedans. Ça m’aide à ne pas paniquer, c’est moins vertigineux. Même si l’idée n’est pas géniale au départ, je peux toujours la retravailler plus tard. Et j’ai moins peur de la page blanche. »

Ne plus chercher à plaire à tout prix et prendre au sérieux les signaux du corps

Audrey regrette le tabou qui entoure le burn-out, et particulièrement la manière dont il est nourri dans le monde créatif. La façon dont les métiers artistiques sont encore idéalisés n’aide pas. « Tout le monde pense que, parce que j’ai la chance d’écrire. Mais le plus dur, c’est de voir à quel point l’acte créatif peut me vider. » Elle parle aussi de la solitude face aux retours. Les critiques, les rejets, le doute, tout arrive sans filtre. « On n’en parle à personne, on encaisse. Chaque performance, chaque texte, doit être à la hauteur. Pas seulement des attentes des autres, mais aussi des siennes. Cette recherche constante de perfection finit par devenir une pression insupportable. La peur de ne pas être à la hauteur est toujours là. » Pour que cela pèse un peu moins, Audrey a appris à ne plus s’investir de la même manière dans chaque projet. Avant de commencer, elle pose un cadre : celui-ci, c’est alimentaire ; celui-là, elle y tient particulièrement. Cette mise à distance l’aide à alléger la charge, à faire redescendre la pression. Il y a aussi, dit-elle, une part d’acceptation. Accepter qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Qu’on aura des périodes moins fertiles, où on se sentira moins inspiré. Pour l’aider à prévenir les rechutes, elle consulte aujourd’hui un psychologue toutes les deux semaines. « C’est un travail au long cours, pas toujours évident, surtout quand on ressent tout très fort comme moi. Mais depuis que je suis accompagnée, mes angoisses s’apaisent. Et surtout, l’envie de retravailler commence à revenir. »

Enfin, Pierre tient à alerter sur un point dont on parle rarement. « On dit souvent que la pratique artistique fait du bien, et c’est vrai dans beaucoup de cas. Mais on oublie de dire que quand c’est un métier, que ça dépasse le cadre du loisir, ça peut aussi fragiliser », explique-t-il. Il en parle en connaissance de cause, mais aussi parce que sa compagne, ancienne danseuse classique, a développé des troubles alimentaires après des remarques répétées de ses professeurs sur son corps : « C’était insidieux, constant. Et elle n’en parlait à personne, parce qu’on lui faisait croire que c’était normal. » Pour lui, il est donc essentiel d’apprendre à reconnaître certains signaux : « Ça peut être une fatigue qui ne passe pas, le fait de ne plus avoir envie, ou de ne plus rien ressentir quand on travaille. Mais aussi, se couper des autres, s’enfermer dans sa bulle. Tout ça, ce sont des signes qu’il faut prendre au sérieux, dans l’art comme ailleurs. » Aujourd’hui, il continue à créer, mais avec un autre rapport au travail. Il s’écoute davantage, ajuste son rythme, prend le temps de faire autrement, pratique la méditation à chaque moment où il sent le stress monter. Il sait désormais poser des limites, repérer les signes d’alerte.

Chez Plein Espoir, on a pu voir, grâce aux histoires de Pierre et d’Audrey que la créativité, loin d’être un simple moteur d’épanouissement, peut aussi devenir une source de difficultés. La confusion entre ce qui nourrit la création et ce que demande la production peut parfois accentuer les fragilités, en particulier lorsque les conditions de travail sont précaires. Mais elles montrent aussi qu’on peut toujours essayer de faire autrement. Qu’on peut apprendre à repérer ses limites, à les poser, à retrouver un rythme qui nous convient mieux. Et qu’on a le droit, quand c’est nécessaire, de prendre un peu de temps pour soi.

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Santé mentale : une prescription pour aller au musée ?


Entrer dans un musée, s’arrêter devant une œuvre, laisser venir une émotion. Pour beaucoup, c’est une sortie parmi d’autres. Mais chez Plein Espoir, on sait que quand on vit avec un trouble psychique, cela peut devenir bien plus. Une sortie au théâtre, un atelier d’arts plastiques, peut être proposé, parfois même prescrit, au même titre qu’un traitement médicamenteux. On parle alors de prescription muséale : une ordonnance pas comme les autres, où l’art vient en soutien de l’accompagnement thérapeutique, et ouvre, pas à pas, un chemin vers le mieux-être.

Pour mieux comprendre ce que recouvre cette pratique encore trop peu connue en France, on a rencontré Roxane Scheibli, déléguée générale d’Entreprendre pour aider, un fonds de dotation qui soutient le développement d’ateliers culturels à visée thérapeutique. Dans plusieurs régions, ces projets offrent à des personnes en souffrance psychique un autre accès à l’art. Non pas comme un loisir, mais comme un appui dans leur parcours de rétablissement et une reconnexion aux autres. Une façon de reprendre place, doucement, dans le monde.


Plein Espoir : On en parle de plus en plus, mais concrètement, qu’est-ce que la prescription muséale ?

Roxane Scheibli : Il y a deux manières de le voir, je crois. La première relève du soin. Un médecin, un psychiatre ou un professionnel de santé remet à une personne en souffrance une ordonnance un peu particulière. Au lieu d’un médicament, il y est proposé un cycle de visites au musée, un atelier d’expression ou une pratique artistique, plusieurs sorties au théâtre en groupe. Cette forme de prescription muséale, née au Canada en 2018 sous l’impulsion de Nathalie Bondil au Musée des Beaux-Arts de Montréal, s’adresse tout particulièrement aux personnes concernées par des troubles psychiques. L’idée, c’est d’ajouter autre chose au soin, quelque chose de plus humain, de plus ouvert.


Et puis il y a une autre approche, plus libre, plus intuitive. Elle ne passe pas forcément par une ordonnance ni par un cadre médical. Elle part simplement de l’idée que, parfois, l’art fait du bien. Une séance de cinéma, un spectacle, un moment de création partagé… Ce n’est pas un traitement au sens strict, mais une échappée discrète. Quelque chose qui touche, qui réveille en douceur. Par l’attention, la beauté, ou juste le fait d’être là, ensemble, à vivre quelque chose.


Plein Espoir : Si c’est prescrit par un professionnel de santé, est-ce que cela signifie que c’est remboursé ?


Roxane Scheibli : Oui, la prescription muséale implique qu’une prise en charge financière est prévue, d’une manière ou d’une autre. Dans certains territoires, ce sont les pouvoirs publics qui soutiennent ces dispositifs. Cela permet non seulement de faciliter l’accès aux lieux culturels, mais aussi d’accompagner des personnes qui, sans cela, ne se seraient peut-être pas tournées vers ce type de pratiques. Il existe aussi des structures philanthropiques, comme la nôtre, qui participent au financement de ces programmes.


Il est essentiel que ces sorties de groupe soient accompagnées par des professionnels formés, capables de créer un espace d’échange et d’écoute. Cela peut être un médiateur de santé ayant croisé son parcours avec une formation artistique, un art-thérapeute, ou encore un conservateur sensibilisé à l’accompagnement des personnes vivant avec des troubles psychiques. Ce qui compte, c’est la justesse du regard, et la capacité à faire lien. Le financement n’est pas un simple détail logistique : il garantit justement la solidité de la démarche thérapeutique. Sans cela, on risque de basculer vers quelque chose qui relève plus du loisir ponctuel, agréable, mais sans véritable suivi ni continuité. Pour que les effets soient durables, il faut du temps, de la régularité, de l’attention. C’est ainsi que la confiance revient : on ose prendre la parole, proposer une idée, participer à une activité. Peu à peu, on se sent utile, présent, à sa place, dans le groupe comme dans sa propre vie.



Plein Espoir : Quels sont les principaux bénéfices de la prescription muséale ?


Roxane Scheibli : Ils sont nombreux, et parfois même très importants. On le sait depuis longtemps : l’art et la pratique artistique peuvent faire beaucoup de bien. Qu’il s’agisse simplement de regarder une œuvre ou d’en créer une, l’art peut agir en complément d’un traitement médicamenteux et d’un suivi thérapeutique avec un psychologue ou un psychiatre. Être spectateur, c’est déjà se laisser toucher, éveiller une émotion, se reconnecter au monde. Mais les effets sont souvent plus forts quand on devient acteur. Quand on joue, qu’on dessine, qu’on crée quelque chose de ces mains. C’est ce que j’appelle les bienfaits du contournement. Par le théâtre, le dessin, les arts plastiques, on peut dire autrement ce qui, dans la vie quotidienne ou face à un médecin, peut rester bloqué. On déplace, on libère.

Cela permet aussi de prendre de la distance avec l’anxiété, de se concentrer sur autre chose que les symptômes qui nous accompagnent dans notre quotidien. La pratique artistique stimule les cinq sens, aide à se réancrer dans son corps, à retrouver un contact avec soi, avec ce qui nous entoure. Il réveille aussi des fonctions cognitives : la mémoire, l’attention, l’imaginaire. Les bénéfices sont multiples : on retrouve de l’aisance dans ses gestes, on prend confiance, on ose un peu plus. Et surtout, cela permet de sortir de l’isolement. Parce que dans ces moments-là, on échange, on partage, on écoute. On se nourrit des regards des autres, de ce qu’ils disent, de ce qu’ils créent. Et on se sent, peu à peu, moins seul. Certains professionnels estiment que cela peut participer au processus de “renarcissisation”, c’est-à-dire le fait d’améliorer l’estime de soi, d’éprouver de la fierté dans ce qu’on fait. Et pour certaines personnes, c’est même l’occasion de découvrir un talent jusque-là ignoré.



Plein Espoir : Et quelles en seraient les limites ou les précautions à garder en tête ?


Roxane Scheibli : Comme dans tout ce qui se développe rapidement, il y a un mouvement de fond très positif, et des expérimentations qui ont clairement montré l’impact bénéfique de la prescription muséale. Mais il faut rester vigilant. Comme partout, il existe des dispositifs mal conçus, mal encadrés. Pour que cela fonctionne vraiment, il faut que la démarche soit construite, par des professionnels de la santé mentale formés, mais aussi en lien étroit avec les personnes concernées. C’est ensemble que le cadre se pense et s’ajuste, pour que chacun y trouve sa place. Ce n’est pas une animation culturelle comme une autre, mais un espace à co-construire, au plus près des besoins et des envies de ceux qui y participent.

Un autre point fondamental, c’est le temps. Une simple sortie au musée, isolée, ne suffit pas. Pour que ce soit véritablement utile, il faut que le projet s’inscrive dans la durée plusieurs semaines, plusieurs mois, voire davantage. C’est dans la continuité que les effets durables s’observent. Enfin, il ne s’agit pas seulement de regarder, mais d’entrer en lien. La visite d’un musée peut être un point de départ, mais elle doit inviter à autre chose : une réaction, un échange, une mise en mouvement. Qu’est-ce qu’on a vu ? Qu’est-ce que ça a fait naître ? Qu’est-ce que ça raconte de soi, des autres, du monde ? Et surtout, qu’est-ce qu’on a envie d’en faire ? Un mot, un geste, une création. La prescription muséale prend tout son sens quand elle devient un terrain de rencontre, de dialogue, de transformation où chacun peut se réapproprier l’art, à sa manière.



Plein Espoir : Comment peut-on y avoir accès ? Faut-il être suivi en psychiatrie, faire partie d’un GEM ou d’une association ?


Roxane Scheibli : En France, il n’existe pas encore de déploiement uniforme sur tout le territoire. Ce sont des initiatives locales, portées par certains établissements, associations ou collectivités. On en trouve dans quelques villes, dans certains départements, mais ce n’est pas généralisé.


Pour savoir ce qui a été mis en place près de chez soi, le plus simple est de se renseigner auprès des structures de santé mentale, des associations locales ou des services culturels de sa commune. Parfois, ce sont des établissements publics qui portent ces initiatives, parfois des structures associatives ou des fondations. Ce qu’il faut garder en tête, c’est que la prescription muséale ne remplace pas un accompagnement thérapeutique. Elle ne s’y substitue pas, mais peut l’accompagner. Un appui parfois important sur le chemin du rétablissement.


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Deux regards, un objectif : quand pair-aidant et psychiatre réinventent le soin


Savoir expérientiel et expertise clinique : une alliance qui redéfinit le soin en santé mentale. À la clinique FSEF Sceaux, qui accueille des jeunes de 16 à 20 ans venus suivre un parcours soins-études, le Dr Olivier Canceil, psychiatre, coordinateur médical et administrateur de Santé mentale France, et Pierre Coste, médiateur de santé pair, expérimentent depuis plus d’un an cette collaboration inédite. Cette approche innovante, encore rare en France, intègre directement l’expérience vécue de la maladie mentale dans l’équipe soignante. En combinant le regard clinique traditionnel avec la perspective unique de quelqu’un qui a pu traverser des épreuves proches de celles des patients, cette démarche offre une forme d’espoir tangible aux jeunes en souffrance. Car voir, à travers le parcours du pair-aidant, qu’un rétablissement est possible change tout : cela transforme le rapport au soin, renforce l’alliance thérapeutique et ouvre des voies de guérison que la médecine seule ne saurait emprunter. Olivier et Pierre nous ouvrent donc aujourd’hui les portes de leur quotidien professionnel, révélant comment leur nouvelle collaboration oeuvre au rétablissement des personnes.

Comment est née votre collaboration ?

Olivier Canceil : Suite à un appel d’offres de l’Agence Régionale de Santé (l’ARS), notre établissement a obtenu un financement qui permet d’accueillir un médiateur de santé pair pendant deux ans, tout en lui permettant de suivre une licence à l’université de Bobigny. C’est ainsi que parmi toutes les candidatures reçues, nous avons retenu celle de Pierre qui nous a rejoint en janvier 2024. J’avais déjà collaboré avec d’autres pairs-aidants par le passé et j’étais convaincu du bénéfice apporté par ce nouveau regard tant pour les patients que pour l’équipe soignante.

Pierre Coste : De mon côté, j’ai découvert assez récemment le métier de médiateur en santé pair. Atteint d’un trouble schizo-affectif, j’ai déjà bénéficié de soins à l’hôpital mais je n’avais jamais rencontré de pair-aidant. À bientôt 49 ans, j’ai eu une autre vie avant, j’ai notamment une formation de comédien que je mets d’ailleurs à profit aujourd’hui dans ma nouvelle fonction. Mais c’est un concours de circonstances qui m’a amené à postuler : j’ai participé à un comité de réflexion avec le CHU du 20e arrondissement de Paris sur un projet de sensibilisation et de déstigmatisation des questions liées à la santé mentale et puis j’ai développé un projet de podcast qui m’a amené à travailler avec des personnes encore hospitalisées. C’est là que j’ai découvert ce rapport de pair à pair qui s’établit naturellement.  Mon psychanalyste m’a ensuite mis sur la voie de la pair-aidance en me parlant de l’ouverture de ce poste.  

Olivier Canceil : C’est une très belle rencontre même si, à l’origine, Pierre ne correspondait pas à l’image que je me faisais du candidat idéal à la FSEF.nous en avons déjà discuté ensemble bien sûr, tout simplement parce que l’une des forces du pair aidant est d’être un support d’identification pour les patients. Or les nôtres sont très jeunes et je n’imaginais pas quelqu’un qui puisse avoir l’âge de leurs parents. Mais la jeunesse d’esprit de Pierre a fini par l’emporter ! Surtout, la singularité de son parcours, son fort vécu expérientiel, le fait qu’il n’incarne pas la figure d’un soignant ou d’un prof aux yeux de nos jeunes, nous ont convaincus de l’embaucher.

Comment s’organise concrètement votre collaboration au quotidien auprès des patients et de l’équipe médicale ?

Pierre Coste : Je participe aux entretiens médicaux avec les patients, aux échanges avec les proches, et je suis disponible pour tous les temps d’échanges informels c’est-à-dire en dehors des bureaux, sur un banc, au self-service, dans la cour… Les patients viennent se confier quand ils en ressentent le besoin. Et auprès des soignants, je porte la voix de ces patients, je les aide à changer de regard sur eux. Je suis aussi disponible pour leur temps off à eux ! Je soigne l’ambiance du service en quelque sorte.

Olivier Canceil : C’est encore work in progress ! Au début, j’avais défini un rôle précis pour le médiateur de santé pair qui allait nous rejoindre, notamment d’être un support pour le déploiement au sein de la clinique du dispositif « Mon GPS« , outil basé sur les Directives Anticipées en Psychiatrie. Mais finalement, nous y allons plus doucement, on prend le temps de permettre à Pierre de s’intégrer dans le paysage de la clinique, de bien se faire reconnaître par les patients… Tout se fait de manière assez intuitive, il participe aux réunions, il a accès aux dossiers des patients et a un droit d’écriture, il est à la disposition des personnes qui peuvent le solliciter spontanément. D’autres missions se sont ajoutées : il co-anime par exemple une médiation thérapeutique autour du théâtre, ce qui est très nouveau pour notre établissement où ce rôle est d’ordinaire endossé par un infirmier ou un éducateur.


Pouvez-vous nous partager une situation récente où vous avez travaillé ensemble ?

Olivier Canceil : Récemment, nous avons eu un entretien avec l’une de nos patientes à qui nous devions rappeler le respect des règles de vie commune de la clinique. Avec ma casquette de responsable, c’est une situation que je rencontre souvent. Lors de l’échange, nous étions trois, avec une infirmière du service, qui a d’abord rappelé l’importance des règles de vie commune, avant d’être formidablement suppléé par l’intervention de Pierre, qui a su trouvé les mots pour exprimer que nous devions tous et toutes se plier au respect de ces règles. Cela a donné un échange vraiment sympathique, où finalement, on a tous un peu échangé nos rôles et pour la patiente, c’était jubilatoire.

Pierre Coste : En fait, elle craignait cet entretien, et finalement on a relancé la confiance dans l’alliance thérapeutique, en rappelant qu’on est des êtres humains, et que, même si on a des rôles à défendre, c’est justifié par un contrat commun, que nous devons tous respecter. On a réussi à faire passer le message de façon intuitive, et elle y a adhéré plus facilement. 

Comment s’illustre votre complémentarité ?

Pierre Coste : Je mets à profit mon savoir expérientiel en donnant des exemples concrets, en utilisant des métaphores, des images qui parlent directement aux patients. Par exemple, face à un patient réfractaire à suivre un protocole de soin, je peux prendre mon propre exemple de patient qui s’est trouvé dans cette position et comment je l’ai vécu, comment j’ai négocié avec mon médecin le traitement… J’aide aussi beaucoup les patients à formuler leurs demandes auprès des professionnels de santé. 

Olivier Canceil : En psychiatrie, je peux me représenter ce que les patients vivent, même si c’est différent que de l’avoir éprouvé dans ma chair, je peux m’appuyer sur mon propre savoir expérientiel, celui que j’ai acquis au contact des nombreuses personnes que j’ai accompagné, et puis j’ai mon savoir académique de médecin bien sûr mais malgré tout ça, je sais qu’avec Pierre ça va plus vite ! 

Personnellement, je ne pose pas de barrière avec les patients, je considère que je suis un humain parmis d’autres humains, mais le cadre de l’institution et ma position, de fait, peuvent créer cette barrière aux yeux des patients, que Pierre, lui, de part son vécu, peut lever facilement.

Avez-vous parfois des visions différentes d’une même situation ? Comment gérez-vous ces divergences ?

Pierre Coste : Fondamentalement, nous sommes d’accord sur beaucoup de choses et n’avons pas encore eu de divergence notoire à ce jour.

Olivier Canceil : J’essaie parfois de provoquer du conflit mais Pierre ne répond jamais à mes provocations (il sourit). Je plaisante, mais la collaboration se fait en bonne intelligence, je fais attention à ce que Pierre dit et je le prends toujours en compte.

J’ai choisi d’exercer en institution car j’adore le travail en équipe et ce qui est intéressant, c’est de pouvoir croiser les regards. Après bien sûr, en tant que coordinateur médical, je suis celui qui doit trancher en dernier lieu, un peu à la manière d’un réalisateur qui donne le final cut. Mais je fais toujours en sorte que les décisions soient prises de façon collégiale pour le bien de tous.  

Comment s’est passée l’intégration de Pierre en tant que pair-aidant dans l’équipe soignante ? Y a-t-il eu des résistances ?

Olivier Canceil : Ayant déjà travaillé avec d’autres pairs aidants dans d’autres services, je savais que c’était important de préparer son arrivée. On s’est fait accompagner par un organisme de formation pour sensibiliser l’équipe des soignants aux approches de la pair-aidance et aux particularités du savoir expérientiel dans la prise en charge des patients et ça s’est très bien passé. De concert avec la psychologue du service, on a également été très attentifs au moindre mouvement au sein de l’équipe pour accompagner encore davantage si besoin. Enfin, les compétences relationnelles de Pierre ont fait le reste !

Pierre Coste : Je confirme que j’ai été bien accueilli dans le service ! C’est vraiment fondamental, j’ai rencontré d’autres médiateurs en santé pair lors de ma formation pour qui le terrain n’a pas été balisé en amont et dont l’intégration s’est avérée plus complexe. C’est toujours délicat quand on arrive dans une nouvelle équipe, on peut marcher sur le pré carré des uns ou des autres et toucher des points sensibles.

Cette collaboration a-t-elle un impact sur l’équipe soignante ?

Olivier Canceil : Absolument. L’arrivée de Pierre fait bouger les lignes du côté de l’équipe. Cela vient bousculer un peu leurs routines, leur savoir-faire, leur identité professionnelle. Cela les amène doucement à lui faire une place, et du coup à s’interroger sur leur positionnement et leur rôle auprès des patients.

Il faut imaginer que cela demande aussi aux soignants de se décentrer de leur posture professionnelle habituelle. C’est vraiment important dans notre métier.

Qu’est-ce que cette collaboration vous apporte personnellement, Pierre ?

Pierre Coste : Je me sens enrichi par les rencontres tant avec les patients que les soignants. Cela me permet de prendre du recul par rapport à moi-même et de me sentir utile. Cette expérience contribue à mon propre rétablissement. Le fait de pouvoir transmettre mon expérience et d’accompagner d’autres personnes dans leur parcours de soins donne du sens à ce que j’ai vécu. C’est un cercle vertueux.

Et puis cela organise ma vie de façon structurée, avec des horaires fixes ce qui m’apaise beaucoup. Avant d’intégrer la clinique, cela faisait dix ans que je n’avais pas eu d’emploi salarié, ça change le quotidien. 

Quels conseils donneriez-vous pour qu’une collaboration entre un soignant et un médiateur de santé pair fonctionne bien ?

Pierre Coste : Il faut pouvoir « jouer ensemble », se dire les choses et garder un côté un peu enfantin dans la relation, c’est en tous cas ce qui fonctionne entre nous, on expérimente ensemble ! Pour cela, la spontanéité et l’authenticité sont essentielles.

Olivier Canceil : Dans notre cas, c’est surtout une belle rencontre. Il faut bien choisir son binôme et rester ouvert, comme moi avec le profil de Pierre par exemple, qui était différent de ce que je projetais. Il faut dire que nous avons eu la chance d’être mutuellement recommandé par une personne que nous estimons beaucoup tous les deux, qui est le psychanalyste de Pierre… Je dirais qu’il faut écouter ses bonnes fées !

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Pair-aidance familiale : faire place aux proches pour mieux soigner


Devenir pair-aidant, cela suppose d’avoir été confronté à un trouble psychique, d’avoir pris un peu de distance avec ce qu’on a vécu, et d’être engagé dans un chemin de rétablissement. Mais on oublie souvent qu’il ne touche jamais une seule personne. Quand il survient, souvent à l’adolescence ou au début de la vie adulte, c’est aussi le quotidien de tout l’entourage qui se trouve bouleversé. Des parents, des frères, des sœurs, des proches, soudain plongés dans une réalité inconnue, et surtout sans mode d’emploi.

Pour les accompagner dans cette épreuve, il existe des programmes de psychoéducation familiale. On y apprend à mieux comprendre ce que vit son proche, mais aussi à prendre soin de soi, à trouver une place juste dans ce nouvel équilibre. Ce n’est pas seulement une question de connaissances : c’est un nouvel apprentissage de la relation. De l’écoute, du respect des rythmes, du recul aussi. Et comme dans la pair-aidance, il est également possible d’aller plus loin et transformer ce vécu en un engagement professionnel en devenant pair-aidant familial. Pascal Brisset, Marie De Boulay et Julie Coulombe ont choisi cette voie. Pour Plein Espoir, ils nous racontent ce que ce pas de côté a changé pour eux, ce que la formation leur a apporté, et ce qu’ils font aujourd’hui, auprès d’autres familles.

De la psychoéducation à l’engagement professionnel

À la suite d’une crise importante et de l’hospitalisation d’un proche, Pascal Brisset et Marie De Boulay ont découvert la psychoéducation, en intégrant le programme Profamille. Comme beaucoup de futurs pairs-aidants familiaux, ils y ont trouvé bien plus qu’une meilleure compréhension du trouble psychique. Ce parcours leur a permis de saisir ce que vivait leur proche, mais aussi à ajuster leur posture, à apaiser les tensions, à mieux gérer leurs émotions et le stress du quotidien, pour envisager l’avenir plus sereinement.«  Avec les autres personnes qui suivaient Profamille en même temps que moi, on a monté un groupe qui a commencé à fonctionner comme une association pour porter l’espoir », raconte Pascal Brisset. Pendant un temps, ils se sont organisés entre eux, de manière informelle. « Et puis, quand j’ai entendu parler du diplôme universitaire de pair-aidance familiale en santé mentale et neuro-développement, à l’Université Claude Bernard Lyon 1, je me suis dit que ça pourrait m’aider à structurer ce qu’on faisait, à mieux accompagner. »

Pour Marie De Boulay, la professionnalisation n’est arrivée qu’après plusieurs années d’accompagnement et de cheminement personnel. En 2021, après une rupture conventionnelle dans son poste de responsable communication, elle décide de changer de voie, avec l’envie d’accompagner autrement. « J’avais commencé une formation à l’Approche centrée sur la personne, selon la méthode du psychologue américain Carl Rogers. Et puis un jour, totalement par hasard, j’apprends qu’un médecin cherchait des pairs-aidants familiaux. Je me suis tout de suite dit : c’est fait pour moi. » L’annonce précisait deux choses : avoir accompagné un proche ayant été hospitalisé dans un service psychiatrique, et avoir pris suffisamment de recul sur le trouble de son proche. Ce médecin, c’était Alain Cantero, psychiatre, chef de pôle du 94G16 et vice-président de la commission médicale des Hôpitaux Paris Est Val-de-Marne. Il cherchait à s’entourer de proches devenus ressources. Mais à ce moment-là, le rôle restait flou, il fallait encore tout inventer.

Enfin, du côté de Julie Coulombe, les premiers troubles sont apparus dès les débuts de l’adolescence de son proche : d’abord des crises d’angoisse, une anxiété diffuse, puis d’autres difficultés sont venues s’ajouter. Il a fallu faire face aux hospitalisations, aux retours à la maison, au manque de réponses claires. Avec les années, elle a appris à se repérer dans le système de soins, à décoder le langage des médecins, à deviner ce qui se jouait derrière les portes de l’hôpital. Mais à l’approche de la majorité de son proche,  elle ressent le besoin d’aller plus loin, et se rapprocher d’associations. Un jour, elle tombe sur une petite annonce qui parle d’une formation pour devenir pair-aidant familial. « Je les ai appelés tout de suite. Je leur ai dit que ça m’intéressait. On était le 20 août, les cours commençaient en septembre. J’ai écrit tous les jours aux professeurs pour qu’ils me prennent. » Elle commence la formation à distance en parallèle de son travail à temps plein dans la finance. Et comme Pascal et Marie, elle comprend qu’elle est au bon endroit. 

Du vécu à l’expertise, construire une crédibilité

Un mot revient dans chaque témoignage : la légitimité que leur a apportée la formation en pair-aidance familiale. Et avec elle, une crédibilité reconnue, aussi bien par les équipes médicales que par les familles. « La formation nous propose des mises en situation avec les proches et les soignants, parce qu’on est justement à l’interface entre les deux. Et c’est une place précieuse, reconnaît Pascal Brisset. Parfois, les médecins ont du mal à s’adresser aux familles. Et quand on est parent ou frère, ce n’est pas toujours facile non plus de se faire entendre. »

Marie De Boulay et Julie Coulombe ont suivi ensemble la certification en pair-aidance familiale professionnelle, proposée par l’Association québécoise de réhabilitation psychosociale et l’Université du Québec à Rimouski, en 2022. À l’époque, le diplôme universitaire de Lyon n’existait pas encore. Marie De Boulay  a donc suivi la formation à distance, depuis la France. Ce qui les a marquées, c’est l’ouverture du programme et la qualité des échanges. « On rencontrait de nombreux psychiatres, des personnes très engagées dans le rétablissement au Québec. Pour mon stage, je suis allée dans un hôpital psychiatrique, pour être au plus près des équipes médicales », raconte Julie Coulombe.

La française, de son côté, a intégré le service des Hôpitaux Paris Est Val-de-Marne. Ce qu’elle retient particulièrement de la formation, c’est l’espace donné au travail sur soi. « Il y avait un module sur le recul personnel : est-ce qu’on est bien avec ce qu’on a vécu ? Et une autre partie essentielle sur les techniques de dévoilement. Dans un métier classique, on ne parle pas de soi. Là, on est témoins directs. Mais comment raconter son expérience aux familles, comment la partager sans que ça déborde ? », raconte-t-elle.  Dans son unité, elle conçoit des outils de suivi et d’évaluation : tableaux de bord, indicateurs, questionnaires après les entretiens. « Je sais combien de mères, de pères, de frères, de sœurs on a rencontrés. C’est précieux pour valider notre démarche et objectiver ce que l’on fait. » Elle construit aussi une base de ressources, territoriales et nationales, pour que chaque famille accompagnée reparte avec des repères concrets.

Pair aidant familial : une place en construction

Aujourd’hui, Marie De Boulay est toujours pair-aidante famille professionnelle — un terme qui, précise-t-elle, s’accorde aussi au féminin. Elle travaille là où tout a commencé, et fait également partie de l’unité fonctionnelle Open Dialogue. Une approche qui cherche à répondre autrement aux situations de crise : isolement, délires, risque de passage à l’acte ou d’hospitalisation sans consentement. Ouvrir le dialogue, plutôt que fermer les portes. Elle travaille aux quatre cinquièmes et elle est rémunérée pour ce qu’elle fait. « Pour moi, être payée, ça fait partie de la professionnalisation. C’est aussi une forme de reconnaissance. Quand tu es salarié, tu ne travailles pas de la même manière que quand tu es bénévole. C’est une autre posture, une autre crédibilité. »

Julie Coulombe, elle, continue de travailler à temps plein dans la finance. Mais à côté, elle n’a jamais cessé de s’impliquer. Elle a participé à la création d’une ligne d’écoute pour les familles, s’investit dans plusieurs projets de recherche, et a même décroché une bourse pour renforcer les liens entre le système de santé et les organismes communautaires. « Mon dernier gros projet, c’est la mise en place d’un groupe de soutien pour toutes les cliniques du Québec, après un premier épisode psychotique. L’objectif, c’est de ratisser tout le territoire pour proposer des services aux familles. » Elle sourit : « C’est ce que je fais le soir et le week-end. Un mi-temps en plus de mon temps plein. »

Pascal Brisset, retraité, constate que la plupart des pairs-aidants familiaux sont soit employés dans des structures de soins, quand les postes existent, soit en recherche d’un emploi. Face à ce manque de débouchés, il a choisi une autre voie : en juin 2025, il a ouvert Parentraide, un tiers-lieu dédié aux aidants, à Rouen. Un espace animé par des pairs-aidants familiaux, pensé comme un lieu de ressources, de solidarité et de répit. « C’est un lieu destiné aux aidants, quelle que soit la situation de handicap de leur enfant : troubles du spectre de l’autisme, handicap moteur, troubles psychiques comme la schizophrénie, malvoyance… Peu importe l’âge de l’enfant, ou celui de l’aidant. » Il faut le dire, les places restent encore limitées pour ceux qui souhaitent s’orienter dans cette voie, et nombreux sont les pairs-aidants familiaux formés qui peinent à trouver leur place dans les structures. Pascal, Marie et Julie espèrent que les initiatives qu’ils portent, dans les soins, la recherche ou le tissu associatif, aideront à faire reconnaître ce rôle, à lui donner un cadre, une légitimité, et des perspectives durables.

À partir de l’intime, tracer une nouvelle voie

Pour Julie Coulombe, la professionnalisation en pair-aidance fait pleinement partie de son parcours de rétablissement familial. « Quand les psychiatres me parlent de mon proche, ils savent que je suis capable de vérifier une information. Alors, ils font attention à ce qu’ils disent, à ce qu’ils font. » Mais au-delà de ça, ce qui compte pour elle, c’est de se sentir utile. « L’information destinée aux proches, en réalité, n’existe pas. Et c’est grâce à la pair-aidance familiale qu’on commence enfin à reconnaître que derrière un enfant, un adolescent, un jeune adulte, il y a une famille. Cette personne n’est pas née toute seule. Elle fait partie d’un écosystème. Et c’est dans cet écosystème qu’elle retournera une fois la crise passée. »

Marie De Boulay, ce qu’elle aime, c’est être là, aux côtés des familles. « C’est un peu bateau de dire que j’aime me sentir utile, mais c’est tellement vrai. » Elle a choisi de se recentrer sur l’accompagnement, de limiter ses interventions dans les colloques. « Mon cœur de métier, il est vraiment là. J’adore ce que je fais. Tous les jours, je me dis que j’ai de la chance : c’est un métier qui me nourrit autant sur le plan humain qu’intellectuel. » Pascal Brisset va même un peu plus loin. Il reconnaît que sans le diplôme universitaire, il n’aurait peut-être pas mesuré ce que cette expérience avait transformé. « Ça m’a décrassé le neurone, comme je dis souvent. J’ai compris que c’était une richesse, d’avoir un proche concerné. Que ça change le regard sur la vie. Bien sûr, à condition que la personne soit bien accompagnée. Mais on peut aussi choisir de porter l’espoir. »

Tous trois ont puisé dans l’épreuve une force d’engagement. Ils ont transformé une expérience intime, souvent douloureuse, en savoir vivant. Et font aujourd’hui le lien, à leur manière, entre les familles et les institutions. Ce métier encore jeune, ils l’ont vu naître, expérimenter, chercher sa place. Ce qu’ils souhaitent désormais, c’est qu’il puisse s’ancrer durablement. Qu’on reconnaisse enfin que les familles aussi ont une voix importante à faire entendre, qu’elles ont leur place dans le parcours thérapeutique, et qu’elles peuvent, elles aussi, contribuer au rétablissement.

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[Santé mentale] Un métier qui transforme notre expérience de vie en force


Médiateur Santé Pair en santé mentale au Groupe Hospitalo Universitaire de Paris et auteur de plusieurs ouvrages, Stéphane Cognon a fait de son vécu avec la schizophrénie une force au service des autres. Pendant longtemps, il a gardé le silence sur cette part de lui. Et puis un jour, à 48 ans, il a décidé de ne plus se cacher. 

Dans ce témoignage accordé à Plein Espoir, il revient sur son parcours de rétablissement et sur la manière dont l’écriture de son histoire a ouvert une voie nouvelle : celle d’une professionnalisation en pair-aidance. Aujourd’hui, il dit la fierté d’exercer un métier qui a du sens, profondément ancré dans l’humain, et l’importance d’une parole née de l’expérience, qui peut ouvrir un chemin à celles et ceux qui traversent l’épreuve.

Son récit, simple et sincère, rappelle qu’il n’y a pas d’âge pour changer de cap, et qu’on porte souvent en soi des ressources qu’on ne soupçonnait pas. Un chemin de partage, où la fragilité traversée devient une force, mise au service des autres.

Le trouble psychique est entré dans ma vie quand j’étais en terminale. Avant ça, j’ai eu une enfance plutôt ordinaire. Des copains, des souvenirs joyeux, peut-être un parcours scolaire un peu compliqué que la moyenne, mais rien de grave. Au lycée, j’ai commencé à fumer du cannabis, surtout en soirée, pour m’amuser, comme beaucoup à cet âge-là. Puis, il y a eu une rupture amoureuse, une orientation scolaire qui ne me convenait pas… et tout a basculé. J’ai fait ce qu’on appelle encore “un bad trip”. Ça a commencé par des hallucinations, des idées délirantes, sombres qui tournaient en boucle dans ma tête. Les symptômes ont pris de plus en plus de place, je me perdais littéralement dans la rue, ça devenait vraiment dangereux.

Au même moment, ma sœur était interne en médecine. Un jour, elle a assisté à une conférence sur la schizophrénie. Ce qu’elle a entendu lui a tout de suite fait penser à ce que je vivais. Elle en a parlé à mes parents, et assez vite, ils m’ont amené à l’hôpital, au Kremlin-Bicêtre. J’y suis resté un mois et demi. Je l’ai plutôt bien vécu. On s’occupait de moi, et ça, c’était rassurant, j’en avais besoin. En sortant, j’ai repris une terminale à mon rythme et j’ai complètement arrêté de fumer. J’ai aussi commencé un suivi en ville, avec une psychiatre.

Après, il y a eu un autre épisode quand j’ai commencé à travailler dans le bâtiment, sur les chantiers. Au début, j’étais content, j’avais un boulot, une place, mais au fond, ce n’était pas vraiment fait pour moi. Les symptômes sont revenus : les voix, les idées délirantes, les pensées mystiques. Je me suis refermé sur moi-même, j’étais plus vraiment présent. Je suis retourné voir ma psychiatre. Elle a ajusté mon traitement, et ça m’a permis d’aller mieux. C’est à ce moment-là que le diagnostic est tombé et ça a été un soulagement. J’ai compris que ce trouble faisait partie de moi, qu’il allait m’accompagner, comme une maladie chronique avec laquelle il fallait apprendre à composer.  À partir de ce moment-là, j’ai fait attention de bien suivre mon traitement et de préserver un certain équilibre de vie.

« J’ai eu besoin de raconter mon parcours en mon nom, de sortir du silence »

Ça peut surprendre, mais même dans les moments difficiles, je ne me suis jamais dit que j’étais condamné. J’étais vigilant, j’avais parfois de l’angoisse, mais j’ai toujours cru que c’était possible : retravailler, avoir une vie sociale, une vie amoureuse quasiment normale. Et j’y suis arrivé. En revanche, ce qui m’a le plus pesé, c’est de garder tout ça  pour moi. J’en avais honte. Dans ma famille, même si tout le monde savait, pas question de le nommer. Au fond de moi, j’ai toujours eu envie de pouvoir l’assumer, de ne plus me cacher. La seule à qui j’en ai parlé, c’est ma compagne, la mère de mes trois enfants. Au bout d’un mois de relation, j’ai senti que cette rencontre allait compter, elle a posé toutes les questions et on a fait front ensemble.

Avec les années, l’envie de parler est devenue plus forte. J’ai fini par écrire mon histoire, un témoignage posé, avec du recul. J’y racontais mon parcours de rétablissement, ce que j’avais traversé : les hospitalisations, les rencontres, celles qui m’avaient aidé, ce qui avait ralenti les choses. Une sorte de “schizo-out”, comme j’aimais le dire. À ce moment-là, je travaillais dans un bureau d’études, mais j’étais dans une impasse. Ça se passait mal avec mon chef, je ne voyais pas comment rebondir.

Ce petit livre (1) a tout changé. Il m’a permis de rencontrer des aidants du collectif Schizophrénies. J’ai commencé à raconter mon parcours et j’ai compris que je pouvais être utile aux autres. Quand j’ai quitté mon poste, j’ai reçu beaucoup de messages de collègues, des retours très positifs. Certains m’ont confié qu’ils avaient un proche concerné. Ça a ouvert des discussions que je n’aurais jamais eues autrement. Des liens se sont créés, simplement, humainement.

Lors d’une séance de dédicace, j’ai rencontré par hasard un psychiatre du Pôle 15 du GHU Paris. Le courant est bien passé, on a eu un vrai échange. Quand j’ai décidé de me lancer dans cette voie, je l’ai recontacté. J’avais déjà suivi un DU sur le rétablissement, je savais que je voulais faire la licence Science sanitaire et sociale – option médiateur santé pair.  Je lui ai simplement demandé : « Est-ce que vous auriez besoin d’un médiateur santé-pair ? » Il m’a répondu oui, sans hésiter. Il a monté un dossier auprès de l’ARS, l’Agence Régionale de Santé, qui finance les deux premières années. Il a vraiment porté le projet. En 2019, j’ai été recruté comme médiateur santé-pair au Pôle 15 du GHU Paris.

« Au début, les soignants se demandaient ce que je venais faire-là »

La licence à Bobigny était en alternance : je passais une semaine en cours, puis trois sur le terrain. Très vite, j’ai senti que j’étais à ma place. La prise de poste s’est faite en douceur. Il a d’abord fallu aller à la rencontre des équipes, me présenter dans chaque service, comprendre comment j’allais pouvoir m’inscrire dans un fonctionnement déjà en place. J’ai commencé au CMP (centre médico-psychologique), puis en hôpital de jour. Au début, il y avait une forme de curiosité autour de ma présence. Les soignants se demandaient ce que je venais faire là, quel allait être mon rôle. Mais je n’ai jamais ressenti de rejet. Je crois que c’est aussi lié à ma manière d’aborder les choses : sans brusquer, sans chercher à prendre une place trop vite. J’ai observé, écouté, cherché comment me positionner. Non pas comme un soignant, mais comme un appui différent. Quelqu’un qui vient en complément, pas en concurrence. Peu à peu, j’ai compris comment me rendre utile, comment faire exister cette parole issue du vécu. Et j’ai trouvé ma place. Une place singulière, bien sûr, mais pleinement légitime.

La licence m’a appris à mobiliser mon savoir expérientiel avec justesse, en prenant de la distance. À ne pas tout livrer, à choisir ce que je pouvais raconter, comment le faire pour que cela fasse écho à la personne que j’accompagne. Il arrive que certaines discussions résonnent en moi, fassent remonter des souvenirs, des sensations. Mais ce que les patients me donnent, en retour, est immense. C’est quelque chose qui continue de nourrir mon chemin de rétablissement. Avec le temps, j’ai appris à mieux transmettre, à mieux me comprendre aussi : comment je fonctionne, comment certaines situations me traversent, pourquoi elles m’affectent. Cette professionnalisation m’a aidé à me recentrer, à prendre confiance, à sortir de l’isolement.

« J’ai enfin réussi à trouver un équilibre »

Je suis souvent impressionné par les plus jeunes. Leur manière de parler de leur santé mentale, avec une forme de lucidité et de maturité que je n’avais pas à leur âge. Je suis admiratif de ce qu’ils arrivent à mettre en place, de la façon dont ils apprennent à vivre avec leurs troubles. Et ça me donne de l’espoir. Chaque parcours est différent, mais ça me rappelle qu’on peut tous avancer, chacun à son rythme. Par exemple, j’aime bien dire que je suis marié, que j’ai des enfants. Ça peut sembler banal pour beaucoup, mais pour beaucoup de personnes qui vivent avec des troubles psychiques, ça change tout. Ils se demandent si une vie “classique” est possible, et je suis là pour leur rappeler que oui, ça l’est.

Je ne suis pas envahi par ce que je vis en tant que pair-aidant. Je pense que c’est aussi parce que j’ai la chance d’avoir une vie équilibrée, avec des repères solides : une famille, un travail, une activité sportive. Tout ça m’aide à garder les pieds sur terre. Le soir, quand je rentre, je change de rôle. Je redeviens papa de jeunes enfants. Il y a les devoirs à faire, le dîner à préparer… Des choses simples, concrètes, qui m’ancrent. Même si la journée a été chargée, même s’il y a eu beaucoup d’émotions, j’ai ce socle-là, et c’est lui qui me fait tenir.

Quand je suis devenu médiateur de santé pair, j’étais l’un des premiers en France. À l’époque, on découvrait à peine ce métier. Aujourd’hui, rien que dans mon établissement, on est une dizaine, répartis sur différents pôles. Au début, j’étais très sollicité. Tout le monde avait des questions, voulait comprendre, m’impliquer. Mon emploi du temps débordait, et c’était difficile de poser des limites. J’ai mis du temps à apprendre à dire non, à faire la part des choses. Maintenant, je travaille à 60 % en tant que médiateur, et les deux autres jours, je suis auto-entrepreneur. Ça me permet de participer à d’autres projets, de m’investir ailleurs. J’ai trouvé un équilibre. Il faut de l’organisation, c’est sûr, mais ça me convient.

« Il n’y a pas d’âge pour se réinventer, et plus de ressources en nous qu’on ne le croit »

Ce qui me frappe, avec le recul, c’est que ce métier m’a permis de partir de quelque chose dont j’avais honte, quelque chose qu’on taisait, qu’on entourait de culpabilité… et d’en faire un savoir, une force. Ça m’a redonné confiance en moi. Aujourd’hui, je sais que ce que j’ai vécu a de la valeur, que ça peut vraiment aider. Et surtout, je sais que je ne suis pas seul.

J’ai trois garçons, et aujourd’hui, ils savent que leur père part travailler le matin avec le sourire, qu’il est fier de ce qu’il fait, qu’il aide les autres. Pour moi, c’est essentiel de transmettre cette image-là du travail à mes enfants, à mes proches. Ce que j’aime le plus dans mon métier, c’est avoir le courage des personnes que j’accompagne. Les voir se relever, avancer, malgré les difficultés. C’est là que je me dis : c’est pour ça que je fais ce métier. C’est ma plus grande satisfaction. Et aujourd’hui, je peux le dire sincèrement : ce que j’ai traversé, c’est presque une chance. Sans ça, j’aurais peut-être été soignant, oui, mais je n’aurais jamais eu ce lien si direct, si fort, avec les personnes que j’accompagne.

Et pourtant, ce n’était pas gagné. J’ai pris ce tournant à 48 ans. C’est tard, mais ça montre bien qu’il n’y a pas d’âge pour se réinventer. En santé mentale comme ailleurs, les parcours ne sont jamais tout tracés. Ce que ça m’a appris, c’est qu’on a souvent en soi bien plus de ressources qu’on ne l’imagine. Franchement, plus jeune, j’étais un cancre. Jamais j’aurais pensé devenir ce type assis au premier rang, à poser des questions, à être porté par ce qu’il apprend. 

Finalement, faire de mon expérience un métier, ça a été la pièce manquante de mon rétablissement. Les symptômes avaient disparu depuis un moment, mais il manquait encore quelque chose à mon projet de vie. Là, c’est comme si tout était enfin aligné. Ce que j’aime aussi, c’est ce rôle de passeur. Voir arriver d’autres pairs-aidants, plus jeunes ou pas, et sentir qu’on fait partie d’un mouvement. Qu’il se passe quelque chose dans le champ de la santé mentale, un vrai changement de regard. Pouvoir y contribuer, même à mon petit niveau, mais de façon concrète, c’est précieux. Et oui, je peux le dire, ça a complètement changé ma vie. 

(1) Pour aller plus loin : Stéphane Cognon est l’auteur de Je reviens d’un long voyage – Candide au pays des schizophrènes (Frison-Roche, 2017) et de Médiateur en santé pair – Un passeur entre deux mondes (Frison-Roche, 2022). Deux récits qui retracent son parcours, entre expérience personnelle et engagement professionnel.

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La pair-aidance : état des lieux en France


Longtemps marginalisée, la pair-aidance prend enfin racine dans le paysage de la santé mentale en France. Inspirée par des récits de rétablissement, portée par celles et ceux qui le vivent, cette pratique transforme peu à peu l’approche de la psychiatrie traditionnelle mais également, au-delà du soin, de l’accompagnement des personnes. Mais où en est-on aujourd’hui ? Plein Espoir retrace son évolution : de ses racines historiques aux formations émergentes, en passant par les défis de reconnaissance, cet état des lieux dessine une dynamique en construction. Avec un cap, faire de l’expérience vécue une force professionnelle, et du partage entre pairs un levier de rétablissement pour tous.

Des racines anciennes à une idée neuve

Vous êtes vous déjà demandé d’où provenait la pair-aidance ? Le rapport Mesure d’impact pair-aidance (2022), de la Fédération des acteurs de la solidarité oui, et il en retrace même l’histoire. Si le terme est récent, son esprit souffle depuis longtemps dans les couloirs des hôpitaux. Il faudrait remonter à la fin du XVIIIe siècle, dans un lieu pourtant marqué par l’enfermement : l’hôpital Bicêtre. C’est là qu’un homme, Jean-Baptiste Pussin, tanneur de métier, est admis comme patient. Jugé incurable, il reste à l’hôpital, mais son histoire ne s’arrête pas là. Loin de se contenter du statut de malade, il s’implique, observe, accompagne. Peu à peu, il devient surveillant, puis « gouverneur des fous ». Ce titre, choquant à entendre aujourd’hui, désigne alors une fonction d’autorité, mais aussi, paradoxalement, d’écoute. Chaque jour, Pussin est au contact des personnes hospitalisées. Il prend des notes, décrit les comportements, perçoit ce que les médecins ne voient pas toujours. Et ses observations trouvent un écho chez un certain Philippe Pinel, médecin novateur, qui, touché par la justesse du regard de Pussin, abandonne le ton dogmatique pour adopter une approche plus humaine. Ensemble, ils jettent les bases de ce qu’on appellera le Traitement Moral : une manière de soigner qui passe par la bienveillance, l’attention au vécu, et surtout, la conviction que l’expérience des anciens patients peut éclairer la pratique thérapeutique.

Mais cette intuition forte que les personnes concernées ont quelque chose à apporter au soin, ne traversera pas les siècles sans heurts. Longtemps, la voix des usagers sera mise de côté, reléguée à la marge d’un savoir médical dominant. Ce n’est qu’au XXe siècle que le soutien par les pairs ressurgit, timidement d’abord, avec des mouvements comme les Alcooliques Anonymes, nés dans les années 1930, où les personnes concernées reprennent la parole, s’organisent, se soutiennent entre elles. Alors que la France avance prudemment vers la reconnaissance de la pair-aidance, d’autres pays ont pris les devants. En Belgique, très tôt, le Rapport Général sur la Pauvreté (1995) marque un tournant : il propose d’intégrer dans les services publics des « experts du vécu », des personnes ayant elles-mêmes connu la précarité. Leur rôle ? Apporter un regard unique, issu de l’expérience, pour améliorer les politiques sociales de l’intérieur. Au Québec, c’est dès 2006 qu’un programme de formation de pairs-aidants en santé mentale voit le jour. Il permet à des personnes rétablies de se former et d’intégrer des équipes de soins avec un statut reconnu. Une voie qui reste encore à déployer pleinement en France.

La pair-aidance émerge en France

Il faudra attendre 2005 pour qu’un premier travailleur pair soit embauché par l’équipe MARSS (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social)  à Marseille. Puis en 2010, Herman Handlhuter, signe un contrat de travail au sein d’un hôpital psychiatrique. C’est un geste fort, presque symbolique : le patient devient membre de l’équipe. Son savoir n’est plus seulement vécu, il est désormais reconnu. L’expérimentation se poursuit, avec le programme Un chez-soi d’abord en 2011, ou encore le programme Médiateurs de Santé Pairs lancé en 2012. Peu à peu, des formations voient le jour, comme celle de l’Université Paris 8, pour encadrer, structurer, professionnaliser une pratique longtemps informelle. Mais ce mouvement, s’il est prometteur, reste fragile. En 2015, la France ne comptait encore qu’une trentaine de travailleurs pairs d’après le même rapport, contre plusieurs milliers aux États-Unis. Les statuts sont flous, les intitulés multiples, les parcours inégaux. Beaucoup exercent bénévolement, d’autres sont formés mais peinent à être reconnus. La pair-aidance existe, oui. Elle agit. Mais elle cherche encore sa place.

Un métier en devenir

Dans La pair aidance en santé mentale : l’expérience québécoise et française, (2016), Guylaine Cloutier et Philippe Maugiron tentent une définition « Le pair-aidant certifié est un membre du personnel qui, dans le cadre de son travail, divulgue qu’il vit ou qu’il a vécu un trouble mental. Le partage de son vécu et de son histoire de rétablissement a pour but de redonner de l’espoir, de servir de modèle d’identification, d’offrir de l’inspiration, du soutien et de l’information auprès de personnes qui vivent des situations similaires à celles qu’il a vécues ». Devenir pair-aidant ne s’improvise pas pour autant. Si l’expérience vécue est le cœur du métier, elle s’enrichit aujourd’hui de formations spécifiques, pensées pour outiller les futurs accompagnants. En France, plusieurs parcours existent, allant des associations engagées aux Diplômes Universitaires proposés par des établissements comme Paris 8 ou Lille.

C’est justement par le biais de l’associatif qu’Alexis, 34 ans, découvre la pair-aidance. La maladie le frappe, et c’est à la Maison Perchée, à Paris, qu’il fait ses premiers pas : « J’ai mis un pied dans la pair-aidance via la Maison Perchée, où j’ai suivi le circuit de formation pendant un peu plus d’un an. Je me suis posé la question de la professionnalisation. J’avais candidaté au Diplôme Universitaire du Vinatier, mais je n’ai pas été pris. Ensuite, j’ai travaillé quelques mois à Espairs Rhône. La Maison Perchée, pour moi, c’est un vrai tremplin : elle offre un cadre, des outils, c’est un premier pas vers la professionnalisation. On y travaille en groupe sur l’écoute, les postures, la culture générale du soin, la prise de recul, la manière de se préserver aussi. C’est très concret. Et ça permet de trouver un équilibre dans ce rôle de pair. » Pour lui, tout part du savoir expérientiel. C’est ce regard forgé par l’épreuve, ce recul sur soi et sur les autres, qui devient une ressource précieuse pour accompagner à son tour. Un savoir sensible, vivant, utile et de plus en plus reconnu.

Pour Fabrice Saulière, coordinateur du DU de Lyon, les formations universitaires permettent de se professionnaliser en pair-aidance : « C’est essentiel, car même si on peut faire de la pair-aidance informelle, il faut fixer certaines bases et développer une boîte à outils pour accompagner. La fonction de pair-aidant est très riche et diverse, ce qui offre une large marge de manœuvre. Actuellement, un groupe de travail dans mon hôpital réfléchit à définir les contours du métier de pair-aidant. Ils ont été surpris de tout ce que peut faire un pair-aidant, même si rarement tout est fait par une seule personne. »

Ces formations universitaires qui ont vu le jour se comptent encore sur les doigts de la main. Parmi elles, on peut mentionner le DU pair-aidance en santé mentale et neurodiversité du Vinatier à Lyon, le DU de médiation en santé-pair à Bordeaux, celui de pair-aidance professionnelle en psychiatrie et santé mentale à Grenoble. Marseille, Paris et Lille proposent également des formations. Ces cursus mêlent théorie et pratique : écoute active, gestion de crise, éthique, mais aussi stages immersifs pour se confronter au terrain. Objectif : préparer les pairs à intervenir dans des contextes parfois complexes, en valorisant leur vécu tout en l’encadrant. Un savoir expérientiel, désormais accompagné d’un savoir-faire professionnel. La pair-aidance, c’est un métier en développement mais encore minoritaire. « On estime qu’il y a entre 300 et 500 pairs aidants en activité professionnelle en France, majoritairement salariés. La licence de médiateur de santé pair, existant depuis 2012, produit environ 30-35 pairs aidants par an, soit environ 350 en 13 ans. Le DU de Lyon, créé en 2019, a sorti environ 180 personnes en 6 ans. Au total, on serait sans doute plutôt proche de 350 pairs aidants en activité. », calcule Fabrice Saulière. Ces derniers trouvent leur place dans une grande diversité de structures. Du secteur hospitalier public aux cliniques privées, en passant par le champ associatif, le médico-social (comme les SAMSAH), ou encore les Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM), leur rôle s’adapte aux besoins des publics. Ils interviennent aussi dans les domaines du logement, de la précarité, ou choisissent d’exercer en indépendant, voire en libéral. Cette pluralité reflète la richesse du métier et la reconnaissance progressive du savoir expérientiel comme levier de transformation des pratiques.

Un métier qui n’est toujours pas reconnu  

Si la pair-aidance se déploie, elle n’a pas encore de statut officiel clair. Les rémunérations varient (du bénévolat au salariat), les intitulés aussi. L’absence de code ROME (répertoire des métiers de France Travail) empêche parfois d’accéder à des droits élémentaires. Comme le résume Fabrice Saulière, « le prochain chantier de la pair-aidance après la formation, est celui de sa reconnaissance officielle ». Et ces formations universitaires sont également conçues pour donner une existence, une légitimité à la pair-aidance. « Le code ROME (répertoire opérationnel des métiers et des emplois) c’est qu’on utilise à France Travail pour qualifier le métier et l’emploi que l’on cherche. Tout est classé ainsi dans leur base de données. Si on est  pair-aidant, on n’existe tout simplement pas dans leur système. Personnellement je m’y étais inscrit sous l’étiquette de formateur. » Même chose pour les déclarations d’impôts où certains pair-aidants remplissent encore la catégorie de métier par « éducateur ». L’espoir réside dans l’obtention du RNCP (Registre national des certifications professionnelles), pour faire reconnaître le métier officiellement. Cela permettrait de stabiliser les statuts, clarifier les missions, faciliter l’embauche.

Vers une reconnaissance officielle ?

Cette nécessité de créer un cadre référentiel métier s’amorce sous l’impulsion conjointe d’associations et de prises de conscience politiques. Dans le cadre de la Grande Cause Nationale 2025 consacrée à la santé mentale, la Haute Autorité de Santé (HAS) a publié une note de cadrage prometteuse, visant à clarifier les rôles encore trop flous de patient partenaire, pair-aidant, patient expert, pair-intervenant ou médiateur santé-pair. Au-delà des mots, cette initiative marque un pas décisif : définir les compétences clés du pair-aidant et préciser sa place au sein des équipes pluriprofessionnelles. Un signal fort en faveur d’une meilleure reconnaissance du savoir expérientiel, et une étape de plus vers une santé mentale plus humaine, plus inclusive, et profondément tournée vers le rétablissement.

Au niveau associatif, on peut également mentionner des initiatives visant à fédérer comme les EGPA (Etats Généreux de la pair-aidance), destinés à réunir des pair-aidants de diverses communautés afin de débattre sur les savoirs expérientiels communs et spécifiques ainsi que sur les pratiques respectives dans les relations à nos pairs.  « On va faire valoir cette nouvelle perspective qu’apporte la pair-aidance dans le soin traditionnel. Il y a une brèche. On a mis le pied dans la porte de la psychiatrie. C’est une institution très jeune mais très solide, très codée, très administrative. C’est un lieu de pouvoir. Et nous, on veut faire changer ça pour faire exister la pair-aidance », se félicite Jérôme, l’un de ses fondateurs.

Porté par le Centre collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale (CCOMS), les Médiateurs de santé pairs, le professeur Nicolas Franck, les plateformes ESPAIRS Rhône et ESPER Pro, ainsi que par les directions du ministère, un travail collectif est en cours au Sénat pour poser les bases d’un cadre solide autour de la pair-aidance en santé mentale. Il s’articule autour de cinq grands axes : repérer et recruter les futurs pairs-aidants professionnels ; construire des parcours de formation adaptés ; préparer les équipes qui les accueilleront et faciliter leur insertion dans le monde professionnel ; accompagner et soutenir leur maintien dans l’emploi ; et enfin, faire connaître la pair-aidance, aussi bien auprès des professionnels que du grand public. Ce chantier ambitieux reflète une volonté claire : inscrire la pair-aidance dans la durée, lui donner toute sa place dans le paysage de la santé mentale, et reconnaître enfin la valeur du savoir issu de l’expérience.

Un enjeu d’accès sur tout le territoire

La pair-aidance s’impose aujourd’hui comme un outil central de la réhabilitation psychosociale en santé mentale. Face à une réalité marquée par un fort besoin, les équipes engagées dans cette approche relèvent un défi quotidien : accompagner, soutenir, faire circuler les parcours, pour ouvrir un maximum de possibilités à ceux qui en ont besoin. Les enjeux concernent aussi l’accès aux soins et à la pair-aidance sur tout le territoire. Si des villes comme Lyon ou Paris bénéficient de la plupart de ces formations, les territoires ruraux en sont encore loin. Mais une belle nouvelle vient enrichir cette dynamique : un Diplôme Universitaire (DU) de pair-aidance est en cours de création en Corse. « L’initiative est encore en phase de lancement, mais si tout se passe comme prévu, la formation devrait voir le jour d’ici la fin de l’année, relate Fabrice Saulière. Une première participante corse est déjà inscrite à la session actuelle et participera aux sélections dès juin ». Une avancée concrète pour essaimer l’espoir et structurer l’engagement pair-aidant là où il est encore trop rare. Former des pairs-aidants localement, c’est semer des graines durables, capables d’éclore au plus près des besoins réels. C’est aussi reconnaître que cet engagement n’est pas l’affaire de quelques pionniers urbains, mais une ressource précieuse à intégrer partout où des personnes traversent la souffrance psychique.

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