La force des savoirs expérientiels : quand l’expertise du patient transforme la psychiatrie
Comment les savoirs issus de l’expérience des personnes vivant avec un trouble psychique ont bouleversé leurs parcours de soin en santé mentale ? Longtemps, le patient n’était qu’un simple récepteur des prescriptions, cantonné à un rôle passif dans sa propre histoire de guérison. Mais peu à peu, la reconnaissance du vécu, de l’expertise intime et du cheminement singulier a fait évoluer la psychiatrie. En co-construisant leur trajectoire, les personnes concernées rééquilibrent la relation soignant-soigné, bousculent la logique verticale de l’autorité médicale et ouvrent de nouvelles voies pour le rétablissement. Chez Plein Espoir, nous sommes convaincus que ces voix, quand elles sont enfin entendues, rendent la psychiatrie plus humaine, plus juste, plus ancrée dans la vie réelle. Sophie et Clémence par leurs expériences dessinent d’autres manières de penser et de vivre le soin.
« Hospitalisée, j’avais l'impression d’être en prison. J'avais un contrat placardé au mur avec un certain poids à atteindre. En gros : tu ne sors pas tant que tu n'as pas atteint ce poids. Pas de visites, pas de sorties. Au début, je n'avais même pas droit aux livres », se souvient Sophie, 51 ans, dont le diagnostic d’anorexie mentale a été posé à l'âge de 13 ans. Son parcours de soins, jalonné de multiples hospitalisations, illustre une approche médicale qu'elle qualifie aujourd'hui de « drastique » voire « moyenâgeuse ». Malgré un suivi psychiatrique régulier durant des années, elle n'a jamais réussi à établir une véritable relation de confiance avec les médecins à l'hôpital, à l'exception du chef de service de l'hôpital de Saint-Étienne. Sa pire expérience étant celle vécue au sein d’une clinique spécialisée sur les troubles alimentaires, pourtant de bonne réputation : « Les deux psychiatres qui tenaient cette clinique avaient une approche presque militaire. Ils n'étaient pas du tout dans la compassion ou dans le fait d'essayer de comprendre pourquoi on est anorexique. Il fallait juste qu'on prenne des kilos. » Une approche qui, selon elle, traitait les symptômes sans s'attaquer aux causes profondes de son trouble qui étaient bien éloignées des clichés que l’on adresse souvent sur les personnes atteintes d’anorexie mentale. « Je ne souhaitais pas maigrir pour ressembler aux mannequins de l’époque comme on peut l’entendre parfois. Je ne voulais plus manger pour disparaître en quelque sorte. Un mal-être né d’un traumatisme. »
Une expérience qui fait écho à celle de Clémence, 37 ans, professeure documentaliste, diagnostiquée avec un trouble schizo-affectif après sa première hospitalisation sous contrainte à l’âge de 26 ans. « L’annonce du diagnostic a été violente pour moi, surtout que la psychiatre m'a juste dit que j'avais un trouble schizo-affectif, point barre. Sous le choc, je n'ai pas forcément demandé plus d'explications sur le coup. » Face à ce manque d'accompagnement, Clémence s'est alors tournée vers internet pour comprendre sa maladie, mais ce qu'elle y a trouvé l'a d'abord déstabilisée. « Ça présentait le malade sous une forme très négative. Je lisais que c'étaient des personnes qui avaient un manque de confiance en elles, qui étaient mal insérées dans la société... » Une description qui l'a conduite à rejeter son diagnostic pendant plusieurs années. S’il paraît logique de chercher des réponses sur Internet, beaucoup de fausses informations y circulent, ce qui, à l’instar de l’expérience de Clémence, peut nuire à la bonne compréhension de sa maladie. Pour éviter cet écueil, Plein Espoir recommande de consulter des sources d’informations fiables comme les sites Psycom et Schizo oui, et/ou de se mettre en relation avec des communautés de personnes vivant avec un trouble psychique, pour échanger et poser des questions en toute sécurité.
La quête d'informations : reprendre le pouvoir par la connaissance
Pour les deux femmes, comme pour beaucoup de personnes vivant avec un trouble psychique, la première étape vers l'autonomie a été la recherche d'informations. Non pas pour contester l'expertise médicale, mais bien pour la compléter, l'humaniser, se l'approprier. « J'ai découvert que dans le cadre de la schizophrénie et de la bipolarité, c'était la dopamine qui, dans le cerveau, avait un mauvais fonctionnement, explique Clémence. Ça m'a rassurée parce que je me suis dit : “Donc il y a vraiment un défaut chimique, une explication scientifique à mon état.” Ça voulait dire que ce n'était pas ma faute ni celle de ma famille si j’étais malade, ça a été un énorme soulagement. »
Cette compréhension “scientifique” de sa maladie a été un tournant décisif dans l’acceptation du diagnostic et de la nécessité de suivre son traitement. Pour Sophie, la prise de conscience a été plus progressive et s'est en grande partie construite à travers les échanges avec d'autres patientes atteintes de Troubles du Comportement Alimentaires (TCA) durant ses hospitalisations. « On parlait beaucoup entre nous, on s'appuyait énormément les unes sur les autres. Celles qui étaient les plus avancées dans leur rétablissement aidaient celles qui venaient d’être hospitalisées. Le fait d'échanger avec des gens qui nous comprennent parce qu’ils vivent la même chose, c’est salvateur. »
Mais pour l'une comme pour l'autre, le chemin vers l'acceptation a aussi comporté des errances, notamment avec une tentative d’arrêt des médicaments. « On a souvent besoin de passer par cette phase d’arrêt du traitement pour vérifier qu’il est vraiment nécessaire », reconnaît Clémence, qui, après plusieurs rechutes, a désormais pleinement acceptée sa maladie. Une expérience que certains médecins peinent parfois à comprendre, et qui pourtant fait partie intégrante du processus d'appropriation de la maladie par le patient.

La rencontre avec les pairs : une révélation
Pour Sophie et Clémence, vivre sereinement avec sa maladie ne se résume pas à suivre un traitement ou consulter un médecin. Il faut bien plus. Et bien souvent, c’est la rencontre avec d'autres personnes partageant la même expérience qui constitue le véritable déclic. « Quand on sort de l'hôpital psychiatrique et qu’on retourne chez soi, on ne comprend pas certaines choses, se souvient Clémence. Par exemple, moi, je n’avais pas l’impression d’être malade. En fait, il s’avère que j'étais en phase de manie, donc dans une excitation psychique, pas du tout triste. Je disais à tout le monde : “Je me sens bien, pourquoi vous me dites que je suis malade ?” Alors qu’en fait non, je pouvais m’énerver d’un coup ou partir dans une phase délirante. »
C'est après sa troisième crise que Clémence décide de se tourner vers des associations comme la Maison Perchée ou le ClubHouse. Des espaces non-médicalisés de personnes concernées en co-gestion ou en auto-gestion, où elle a pu rencontrer d'autres personnes vivant avec des troubles psychiques. Un psychiatre l'a aussi orienté vers un centre de remédiation cognitive, une structure attenante à l’hôpital pour échanger avec d’autres patients. « Discuter avec les pairs aidants m’a fait énormément de bien. J’ai reçu plein de conseils, de bonnes pratiques pour vivre avec ma pathologie… ça a tout changé. »
Pour Sophie, cette dimension collective s'est aussi révélée fondamentale. Aujourd'hui, elle intervient comme bénévole dans une association spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire, en particulier auprès des familles. « Je me sens très utile. À chaque fois, les échanges sont très chargés en émotion. Je vois dans leurs yeux qu'ils sont heureux que je sois là. Je pense que c'est important d'avoir face à eux quelqu'un qui leur donne de l'espoir et leur fait dire : “ma fille va peut-être s'en sortir, elle va arriver à avoir une vie, un travail, un conjoint”. Pour ces familles, je suis la preuve qu’on peut vivre “normalement” même avec un TCA. »
Des stratégies personnalisées pour vivre avec sa maladie
Au fil du temps, Clémence et Sophie ont développé leurs propres stratégies pour vivre avec leur maladie, au-delà du traitement médicamenteux et d’un suivi psy, qu'elles reconnaissent toutes deux comme nécessaires.
Pour Clémence, il s’agit d’une hygiène de vie stricte : « Avoir une alimentation saine, essayer de ne pas trop boire d'alcool, ne jamais consommer de cannabis, arrêter de fumer, faire un peu de sport... » Elle insiste également sur l'importance de prendre du temps pour soi et de cultiver des relations de qualité. Une autre initiative qu'elle a mise en place est le remplissage de Directives Anticipées en Psychiatrie (DAP) : « C'est un document qu'on remplit seul ou avec son psychiatre ou avec un proche. On y consigne un certain nombre d'informations utiles aux autres en cas de crise. »
Pour Sophie, le tournant dans son rétablissement est venu grâce au travail. « J'ai été engagée comme pigiste dans la presse et petit à petit, ça a été la révélation. Le travail m'a donné l'impression, pour la première fois, que j'allais peut-être arriver à faire quelque chose de ma vie ! » Cette activité professionnelle lui a permis de renouer avec les autres et de retrouver sa place dans la société. « Je rentrais chez moi, j'étais fatiguée, mais c'était de la bonne fatigue. Moi qui avais tant de mal à m’ouvrir aux autres, je discutais avec plein de gens, je faisais des nouvelles rencontres tous les jours. Grâce à ce job, j'avais l'impression d'appartenir à une communauté. »
Vers un nouveau modèle de soins partagés
Ces témoignages illustrent une évolution profonde dans la relation entre patients et soignants. D'une approche traditionnelle verticale, où le médecin décide et le patient se conforme, on s'oriente progressivement vers un modèle plus horizontal, où l'expertise du vécu complète celle du diplôme. « C'est un processus qui est encore en cours, mais je ressens clairement que les lignes bougent, observe Sophie. J'ai mis des mots sur ce qui m'était arrivé, j'en ai parlé autour de moi, j'ai beaucoup lu... Je reste persuadée que le patient a beaucoup de choses à apprendre et à dire sur sa pathologie. Il faut juste qu'on l'écoute. »
Un espoir d’évolution partagé par Clémence : « Je pense qu'il y a une nouvelle génération de psychiatres qui sont vraiment dans l'écoute et dans le non-jugement. » Elle apprécie particulièrement ceux qui la considèrent comme actrice de son traitement : « Je suis tombée sur des médecins qui, quand j'ai voulu baisser mon traitement, m’ont aidé à le faire, et m’ont permis de faire des erreurs et c’est précieux : c’est comme ça qu’on nous rend acteur de notre rétablissement. »
Cette co-construction du parcours de soins ne signifie pas l'abandon de l'expertise médicale, mais son enrichissement par le savoir expérientiel. C'est ce que Clémence appelle « l'éducation thérapeutique », elle développe : « L'éducation thérapeutique, quelle que soit la manière dont elle est faite, même si c'est par soi-même ou par une association ou une structure attenante à l'hôpital, est indispensable pour faire face à la maladie. » Certains vont même jusqu’à formaliser leur savoir expérientiel grâce à l’obtention de diplômes spécifiques, de formations voire de métiers comme les Médiateurs Santé Pair.
Chez Plein Espoir, nous sommes convaincus que cette alliance entre savoirs professionnels et expérientiels représente l'avenir de la psychiatrie. Une psychiatrie où le rétablissement ne se mesure pas seulement à la disparition des symptômes, mais à la capacité de chacun à reprendre les rênes de sa vie, à retrouver du sens et à contribuer à la société, avec ou malgré la maladie. Une psychiatrie où, comme le dit si bien Sophie, on n'est pas forcément guéri, mais on peut être rétabli : « Je sais que la maladie est toujours en sommeil quelque part. Parfois elle me parle, de moins en moins souvent et de moins en moins fort, mais elle est là. Ce qui ne m’empêche pas de vivre pleinement. »
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