Qui suis-je ? Quand le trouble dissociatif de l’identité divise
Peut-on être plusieurs à la fois et rester soi-même ? Le trouble dissociatif de l’identité (TDI), longtemps méconnu, bouleverse notre façon de penser le moi. Chez certaines personnes, l’identité ne suit pas une ligne continue, mais se déploie en plusieurs parties, souvent nées d’un besoin de protection face à un traumatisme. Pour éclairer cette réalité, Plein Espoir a rencontré Serena Davis, auteure et fondatrice de Guidécriture, qui a su transformer son diagnostic à 37 ans en force créatrice en publiant un ouvrage sur la révélation identitaire et Marc Tocquet, psychologue clinicien et spécialiste de l’analyse psycho-organique, qui explore la relation intime entre corps et psychisme pour repenser notre conception de l’identité. Loin des clichés véhiculés par la culture populaire, leurs témoignages montrent que le TDI ne relève ni du fantasme ni d’une perte totale de contrôle. Il s’inscrit dans une continuité de soi en mouvement, un équilibre à réinventer chaque jour. Se comprendre, c’est peut-être accepter d’être plusieurs à la fois, sans jamais cesser d’être soi.
Plein Espoir : Le trouble dissociatif de l’identité (TDI) est encore mal connu. Pouvez-vous nous expliquer comment il s’est manifesté dans votre cas ? Y a-t-il eu des éléments déclencheurs ou des périodes où les symptômes se sont intensifiés ?
Serena Davis : Il est difficile de dire quand le trouble dissociatif de l’identité est arrivé dans ma vie, car il s’ancre souvent dans une enfance marquée par des violences. Dans mon cas, j’ai grandi dans un environnement familial toxique, avec un père schizophrène non suivi et violent. À huit ans, il a agressé ma mère devant moi, un traumatisme qui a marqué une nouvelle escalade dans une maltraitance déjà présente depuis des années. Après son hospitalisation, j’ai été placée chez d’autres proches tout aussi durs. Disons que j’ai toujours avancé en mode survie, sans analyser ce que je vivais.
Petite, je m’enfermais sous mon lit ou dans des placards, parlant seule avec différentes parties de moi-même. Je déplaçais constamment les meubles, je changeais tout le temps de chambre avec ma sœur comme si quelque chose en moi ne trouvait jamais sa place. Mes émotions étaient intenses et imprévisibles, mes colères soudaines et violentes. Aussi, je me projetais dans un avenir en complet décalage avec mon environnement. J’ai grandi en cité HLM, mais une partie de moi nourrissait l’idée d’une réussite sociale qui ne correspondait pas à ce que je voyais autour de moi.
Marc Tocquet : Les premiers signes du trouble dissociatif de l’identité sont souvent déroutants. On découvre un mot écrit sur son bureau, mais l’écriture ne ressemble pas à la sienne. On rentre des courses et, sans comprendre comment, on se retrouve avec un sac rempli de bonbons et de jouets, acheté par un alter. Il semble que l’origine du TDI est souvent liée à des traumatismes précoces, dans la petite enfance. Des études suggèrent que chaque identité se forme pour gérer un traumatisme spécifique, apparaissant dans certaines situations précises. Avec le temps, d’autres identités peuvent émerger, parfois même à l’âge adulte, lorsque de nouveaux événements traumatiques ravivent les mécanismes de la dissociation.
Plein Espoir : Il y a donc une logique derrière l’apparition des identités, une sorte d’élément déclencheur ?
Serena Davis : Exactement. Par exemple, si un événement traumatique s’est produit un jour de forte chaleur, alors ressentir cette même chaleur peut réveiller l’identité qui a vécu ce moment. C’est un lien inconscient qui fait ressurgir des parties de soi en fonction du contexte. Un exemple très concret : en écrivant mon livre, où chacune de mes identités raconte sa propre histoire avec son propre point de vue, j’ai remarqué que celle qui a subi les violences physiques les plus dures est aussi la plus créative. Elle adore la musique, notamment le piano. Dans ma vie, je n’ai jamais eu l’occasion de prendre des cours à cause de ma situation sociale, mais depuis un an et demi, une professeure vient me l’enseigner. À chaque fois qu’elle arrive, c’est comme si cette identité prenait le relais naturellement. Mais un jour, la professeure est arrivée en retard. J’avais un cours d’écriture à donner juste après et, pendant quelques minutes, je me suis retrouvée au piano sans comprendre pourquoi j’étais là. Mon identité pianiste aurait pu jouer sans problème, mais moi je ne savais plus lire la partition. C’est exactement ce que vivent les personnes atteintes de TDI : des identités qui possèdent des compétences, des souvenirs et des goûts distincts que les autres n’ont pas.
Plein Espoir : Quand vous devez faire quelque chose, est-ce qu’il vous arrive d’avoir peur que ce ne soit pas « la bonne personne » qui soit présente à ce moment-là ?
Serena Davis : Oui, c’est une possibilité, c’est pourquoi j’essaie d’anticiper en sensibilisant mon entourage. Par exemple, dès les premiers cours avec ma professeure de piano, je lui ai dit que j’avais des difficultés d’attention et de concentration, que je pouvais décrocher et ne plus me souvenir d’un cours précédent. Le jour où cela s’est produit, elle a simplement arrêté le cours, et ça s’est bien passé. Communiquer, c’est important. Ça évite de se sentir coupable quand quelque chose ne se passe pas comme prévu et ça permet aussi d’être plus serein dans les relations.
Marc Tocquet : Dans mes suivis, j’ai plusieurs patients vivant un TDI, et régulièrement, en séance, ce ne sont pas les mêmes identités qui s’expriment. Par exemple, une de mes patientes travaille dans un collège, mais il arrive qu’un alter paranoïaque prenne la parole, et on sent immédiatement la différence dans son ton et son comportement. Certains alters sont extrêmement à l’aise en société, charismatiques, très ouverts. Ce sont eux qui prennent le relais quand il faut gérer des interactions sociales, aller à une fête ou simplement échanger avec des amis.
Plein Espoir : Comment vivez-vous les relations avec les autres, qu’elles soient amicales ou sentimentales ? Est-ce que cela peut être compliqué à gérer au quotidien ?
Serena Davis : Oui, évidemment. Une relation avec une personne atteinte de TDI implique d’interagir avec plusieurs identités. Si le partenaire n’est pas prêt à s’adapter ou à apprendre à gérer ces changements, c’est compliqué. D’ailleurs, le suivi psychologique ne doit pas concerner uniquement la personne atteinte de TDI, mais aussi ses proches. Après, vivre avec une personne TDI, ça peut aussi être très enrichissant. Les proches qui entrent dans une démarche de compréhension apprennent beaucoup sur eux-mêmes, sur leur capacité à gérer des relations complexes et sur leur propre manière d’interagir avec les autres. Au travail, c’est différent. Pour moi, ça n’a jamais posé de problème, car mes identités restent à leur place. L’environnement professionnel cadre les échanges et il y a peu d’intrusions. Mais dans une discussion plus libre, un simple mot peut suffire à déclencher un changement d’identité.
Marc Tocquet : Rien n’est impossible, à condition d’être lucide sur ses limites. Parfois, la reviviscence d’un traumatisme est trop forte pour gérer la situation seul, et c’est là qu’il faut chercher du soutien. Le mieux, c’est d’être accompagné par un psychologue ou un thérapeute connaissant bien le TDI, qui peut aider à mieux comprendre et gérer les interactions sociales. Dans le milieu du travail, c’est pareil. Une personne atteinte de TDI peut bénéficier d’un accompagnement, que ce soit avec un coach ou par un soutien adapté.
Plein Espoir : C’est sûrement maladroit comme question, mais vous nous avez dit que vous étiez en couple, votre partenaire aime-t-il une personnalité particulière ? Ou bien aime-t-il l’ensemble de qui vous êtes ?
Serena Davis : C’est tout à fait normal de se poser la question, mais étrangement la difficulté s’est plutôt posée de mon côté que du sien. Avec le temps, mon compagnon a appris à découvrir et à aimer chaque partie de moi différemment. Certaines identités partagent des choses avec lui, d’autres non, mais il s’est adapté. Le plus compliqué, c’était de faire accepter sa présence par mes différents alter, surtout ceux qui n’ont pas les mêmes goûts ou ne ressentent pas d’attirance pour lui. Les parties traumatiques, notamment, peuvent parfois tout remettre en question. Dans ces moments-là, je ne vois plus mon partenaire comme la personne que j’aime, mais comme une figure du passé, un danger. Grâce au travail thérapeutique qu’il a entrepris, il sait reconnaître ces instants et apaiser les tensions.
Plein Espoir : Est-ce qu’il a toujours une identité principale avec des alters ? Comment ça fonctionne concrètement ?
Marc Tocquet : Chaque personne avec un TDI fonctionne différemment. Par exemple, une patiente que je suis vit un conflit constant entre ses alters. Il y a de véritables discussions internes, des négociations sur qui va « fronter » (prendre le contrôle), sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Certains alters ne sont pas d’accord avec les décisions du « système » – c’est-à-dire l’ensemble des identités – ce qui crée beaucoup de tensions. Dans le cadre du couple, c’est encore plus compliqué. Cette patiente dissimule certains alters à son mari, car elle sait que leur présence pourrait être source de conflit ou d’angoisse, surtout avec des enfants à charge. Gérer un quotidien en famille tout en jonglant avec des identités qui ont des attentes et des besoins différents renforce ces difficultés. C’est aussi une vraie bataille pour le temps. Chaque alter veut son moment, mais la journée n’est pas extensible. Prenons un exemple : une identité veut se préparer pour un marathon, une autre veut faire avancer son entreprise, une autre veut passer du temps avec le conjoint, mais d’autres refusent car elles considèrent que ce temps pourrait être utilisé autrement.
On apprend à jongler avec des parties de soi aux envies parfois opposées. Imaginez que vous détestiez le foot, mais qu’une part de vous adore ça et insiste pour regarder un match alors que vous avez un travail à rendre. Après le match, vous êtes fatiguée, moins efficace, et ce conflit interne devient pesant. Pour une personne atteinte de TDI, cette lutte est permanente et bien plus intense. Il faut apprendre à accepter ces tiraillements, à négocier avec soi-même.
Plein Espoir : Le rétablissement passe-t-il par un travail d’acceptation de chaque alter, même ceux en conflit ? Comment ça se passe ?
Serena Davis : Je vais vous donner un exemple récent. Un simple mot prononcé le soir de la Saint-Valentin a déclenché une crise émotionnelle chez Elsa, l’une de mes identités traumatiques. Résultat, la vaisselle du placard y est passée, et le lendemain, on a dû racheter des verres à pied. Dans ces situations, le réveil est difficile, parce que j’ai la sensation d’avoir tout gâché. Comme si quelqu’un d’autre avait pris possession de mon corps et avait balancé ces mots que je ne pense pas à mon conjoint. Ce qui aide, c’est apprendre à relativiser. Mon compagnon m’a simplement dit : "On a bien géré, ça s’est terminé sans drame, on va juste racheter de la vaisselle." L’important, c’est d’accepter qu’on ne contrôle pas toujours tout, qu’on peut perdre pied dans l’émotion, et surtout d’apprendre à se pardonner.
Marc Tocquet : Pendant longtemps, les soignants ont mal compris le TDI et ont cherché à « réunifier » les identités. Avec le temps, on a compris que cette approche était vouée à l’échec. Les personnes concernées se sont construites autour de cette multiplicité, c’est leur fonctionnement naturel. Ce qu’elles viennent chercher, ce n’est pas effacer les alter, mais trouver un espace où les différentes personnalités peuvent être accueillies, s'exprimer et, le cas échéant, négocier entre elles. Le véritable objectif du rétablissement, ce n’est pas de fusionner les identités, mais d’harmoniser leur coexistence, pour que la personne puisse avoir une vie apaisée.
Plein Espoir : Le suivi thérapeutique se fait-il uniquement par un accompagnement psychologique, ou des médicaments sont-ils aussi prescrits ?
Serena David : Au moment du diagnostic, il m’est arrivé de prendre des médicaments, surtout pour gérer la dépression et le bouleversement qu’il a provoqué. Réaliser qu’on vit avec un TDI, c’est une remise en question totale de son identité. Imaginez qu’on vous dise du jour au lendemain que vous êtes plusieurs… La première question qui surgit, c’est : "Mais alors, je suis qui ?" Ce vertige peut entraîner des idées noires et une immense peur de l’avenir. Et d’un autre côté, ce diagnostic a aussi été un soulagement. Il m’a permis de comprendre que je n’étais pas folle, que je ne perdais pas pied sans raison.
Marc Tocquet : Le manque de reconnaissance du TDI dans le milieu médical reste un problème majeur. Ce trouble a longtemps été confondu avec la schizophrénie. Mais aujourd’hui, les avancées en imagerie médicale, notamment l’IRM, changent la donne. On sait désormais qu’il s’agit d’une façon d’être spécifique. Le fonctionnement cérébral varie selon l’identité qui prend le contrôle. Des études ont montré des différences mesurables, comme la pression intraoculaire ou la courbure cornéenne, qui changent d’un alter à l’autre. Ces découvertes prouvent que le TDI a une véritable empreinte biologique et que le corps lui-même s’adapte instantanément en fonction de l’identité présente. Ces preuves favorisent une meilleure acceptation du trouble, aussi bien dans le monde médical que dans la société. À mesure que la reconnaissance du TDI progresse, les pratiques psychiatriques évoluent. Les traitements médicamenteux lourds, comme les neuroleptiques, sont de moins en moins prescrits, car on comprend mieux que le TDI ne se « soigne » pas, mais se gère à travers un accompagnement thérapeutique adapté.
Plein Espoir : Puisqu’on aborde le thème de l’identité, quand on vous demande "T’es qui ?", qu’est-ce que vous répondez aujourd’hui ?
Serena Davis : Je dis que je suis une femme multiple, avec des projets, des envies et une vie bien remplie. Je n’ai plus ce grand point d’interrogation sur ma personne. Bien sûr, on continue d’apprendre à se connaître, mais aujourd’hui, je me sens entière. Le TDI est encore mal connu et sous-estimé. Beaucoup de personnes en sont atteintes sans le savoir ou sans oser en parler. Or, la reconnaissance est essentielle : nier ce trouble, c’est nier l’identité même des personnes concernées. Témoigner, c’est permettre à d’autres de se sentir légitimes et de mieux s’accepter. C’est aussi une question de représentation. Les enfants et adolescents diagnostiqués, tout comme leurs parents, ont besoin de modèles positifs. On parle trop des échecs, pas assez de celles et ceux qui ont réussi à trouver un équilibre. Être reconnu, c’est pouvoir avancer sereinement dans la société.