[Santé mentale] Un métier qui transforme notre expérience de vie en force
Médiateur Santé Pair en santé mentale au Groupe Hospitalo Universitaire de Paris et auteur de plusieurs ouvrages, Stéphane Cognon a fait de son vécu avec la schizophrénie une force au service des autres. Pendant longtemps, il a gardé le silence sur cette part de lui. Et puis un jour, à 48 ans, il a décidé de ne plus se cacher.
Dans ce témoignage accordé à Plein Espoir, il revient sur son parcours de rétablissement et sur la manière dont l’écriture de son histoire a ouvert une voie nouvelle : celle d’une professionnalisation en pair-aidance. Aujourd’hui, il dit la fierté d’exercer un métier qui a du sens, profondément ancré dans l’humain, et l’importance d’une parole née de l’expérience, qui peut ouvrir un chemin à celles et ceux qui traversent l’épreuve.
Son récit, simple et sincère, rappelle qu’il n’y a pas d’âge pour changer de cap, et qu’on porte souvent en soi des ressources qu’on ne soupçonnait pas. Un chemin de partage, où la fragilité traversée devient une force, mise au service des autres.
Le trouble psychique est entré dans ma vie quand j’étais en terminale. Avant ça, j’ai eu une enfance plutôt ordinaire. Des copains, des souvenirs joyeux, peut-être un parcours scolaire un peu compliqué que la moyenne, mais rien de grave. Au lycée, j’ai commencé à fumer du cannabis, surtout en soirée, pour m’amuser, comme beaucoup à cet âge-là. Puis, il y a eu une rupture amoureuse, une orientation scolaire qui ne me convenait pas… et tout a basculé. J’ai fait ce qu’on appelle encore “un bad trip”. Ça a commencé par des hallucinations, des idées délirantes, sombres qui tournaient en boucle dans ma tête. Les symptômes ont pris de plus en plus de place, je me perdais littéralement dans la rue, ça devenait vraiment dangereux.
Au même moment, ma sœur était interne en médecine. Un jour, elle a assisté à une conférence sur la schizophrénie. Ce qu’elle a entendu lui a tout de suite fait penser à ce que je vivais. Elle en a parlé à mes parents, et assez vite, ils m’ont amené à l’hôpital, au Kremlin-Bicêtre. J’y suis resté un mois et demi. Je l’ai plutôt bien vécu. On s’occupait de moi, et ça, c’était rassurant, j’en avais besoin. En sortant, j’ai repris une terminale à mon rythme et j’ai complètement arrêté de fumer. J’ai aussi commencé un suivi en ville, avec une psychiatre.
Après, il y a eu un autre épisode quand j’ai commencé à travailler dans le bâtiment, sur les chantiers. Au début, j’étais content, j’avais un boulot, une place, mais au fond, ce n’était pas vraiment fait pour moi. Les symptômes sont revenus : les voix, les idées délirantes, les pensées mystiques. Je me suis refermé sur moi-même, j’étais plus vraiment présent. Je suis retourné voir ma psychiatre. Elle a ajusté mon traitement, et ça m’a permis d’aller mieux. C’est à ce moment-là que le diagnostic est tombé et ça a été un soulagement. J’ai compris que ce trouble faisait partie de moi, qu’il allait m’accompagner, comme une maladie chronique avec laquelle il fallait apprendre à composer. À partir de ce moment-là, j’ai fait attention de bien suivre mon traitement et de préserver un certain équilibre de vie.
« J’ai eu besoin de raconter mon parcours en mon nom, de sortir du silence »
Ça peut surprendre, mais même dans les moments difficiles, je ne me suis jamais dit que j’étais condamné. J’étais vigilant, j’avais parfois de l’angoisse, mais j’ai toujours cru que c’était possible : retravailler, avoir une vie sociale, une vie amoureuse quasiment normale. Et j’y suis arrivé. En revanche, ce qui m’a le plus pesé, c’est de garder tout ça pour moi. J’en avais honte. Dans ma famille, même si tout le monde savait, pas question de le nommer. Au fond de moi, j’ai toujours eu envie de pouvoir l’assumer, de ne plus me cacher. La seule à qui j’en ai parlé, c’est ma compagne, la mère de mes trois enfants. Au bout d’un mois de relation, j’ai senti que cette rencontre allait compter, elle a posé toutes les questions et on a fait front ensemble.
Avec les années, l’envie de parler est devenue plus forte. J’ai fini par écrire mon histoire, un témoignage posé, avec du recul. J’y racontais mon parcours de rétablissement, ce que j’avais traversé : les hospitalisations, les rencontres, celles qui m’avaient aidé, ce qui avait ralenti les choses. Une sorte de “schizo-out”, comme j’aimais le dire. À ce moment-là, je travaillais dans un bureau d’études, mais j’étais dans une impasse. Ça se passait mal avec mon chef, je ne voyais pas comment rebondir.
Ce petit livre (1) a tout changé. Il m’a permis de rencontrer des aidants du collectif Schizophrénies. J’ai commencé à raconter mon parcours et j’ai compris que je pouvais être utile aux autres. Quand j’ai quitté mon poste, j’ai reçu beaucoup de messages de collègues, des retours très positifs. Certains m’ont confié qu’ils avaient un proche concerné. Ça a ouvert des discussions que je n’aurais jamais eues autrement. Des liens se sont créés, simplement, humainement.
Lors d’une séance de dédicace, j’ai rencontré par hasard un psychiatre du Pôle 15 du GHU Paris. Le courant est bien passé, on a eu un vrai échange. Quand j’ai décidé de me lancer dans cette voie, je l’ai recontacté. J’avais déjà suivi un DU sur le rétablissement, je savais que je voulais faire la licence Science sanitaire et sociale - option médiateur santé pair. Je lui ai simplement demandé : « Est-ce que vous auriez besoin d’un médiateur santé-pair ? » Il m’a répondu oui, sans hésiter. Il a monté un dossier auprès de l’ARS, l’Agence Régionale de Santé, qui finance les deux premières années. Il a vraiment porté le projet. En 2019, j’ai été recruté comme médiateur santé-pair au Pôle 15 du GHU Paris.
« Au début, les soignants se demandaient ce que je venais faire-là »
La licence à Bobigny était en alternance : je passais une semaine en cours, puis trois sur le terrain. Très vite, j’ai senti que j’étais à ma place. La prise de poste s’est faite en douceur. Il a d’abord fallu aller à la rencontre des équipes, me présenter dans chaque service, comprendre comment j’allais pouvoir m’inscrire dans un fonctionnement déjà en place. J’ai commencé au CMP (centre médico-psychologique), puis en hôpital de jour. Au début, il y avait une forme de curiosité autour de ma présence. Les soignants se demandaient ce que je venais faire là, quel allait être mon rôle. Mais je n’ai jamais ressenti de rejet. Je crois que c’est aussi lié à ma manière d’aborder les choses : sans brusquer, sans chercher à prendre une place trop vite. J’ai observé, écouté, cherché comment me positionner. Non pas comme un soignant, mais comme un appui différent. Quelqu’un qui vient en complément, pas en concurrence. Peu à peu, j’ai compris comment me rendre utile, comment faire exister cette parole issue du vécu. Et j’ai trouvé ma place. Une place singulière, bien sûr, mais pleinement légitime.
La licence m’a appris à mobiliser mon savoir expérientiel avec justesse, en prenant de la distance. À ne pas tout livrer, à choisir ce que je pouvais raconter, comment le faire pour que cela fasse écho à la personne que j’accompagne. Il arrive que certaines discussions résonnent en moi, fassent remonter des souvenirs, des sensations. Mais ce que les patients me donnent, en retour, est immense. C’est quelque chose qui continue de nourrir mon chemin de rétablissement. Avec le temps, j’ai appris à mieux transmettre, à mieux me comprendre aussi : comment je fonctionne, comment certaines situations me traversent, pourquoi elles m’affectent. Cette professionnalisation m’a aidé à me recentrer, à prendre confiance, à sortir de l’isolement.
« J’ai enfin réussi à trouver un équilibre »
Je suis souvent impressionné par les plus jeunes. Leur manière de parler de leur santé mentale, avec une forme de lucidité et de maturité que je n’avais pas à leur âge. Je suis admiratif de ce qu’ils arrivent à mettre en place, de la façon dont ils apprennent à vivre avec leurs troubles. Et ça me donne de l’espoir. Chaque parcours est différent, mais ça me rappelle qu’on peut tous avancer, chacun à son rythme. Par exemple, j’aime bien dire que je suis marié, que j’ai des enfants. Ça peut sembler banal pour beaucoup, mais pour beaucoup de personnes qui vivent avec des troubles psychiques, ça change tout. Ils se demandent si une vie “classique” est possible, et je suis là pour leur rappeler que oui, ça l’est.
Je ne suis pas envahi par ce que je vis en tant que pair-aidant. Je pense que c’est aussi parce que j’ai la chance d’avoir une vie équilibrée, avec des repères solides : une famille, un travail, une activité sportive. Tout ça m’aide à garder les pieds sur terre. Le soir, quand je rentre, je change de rôle. Je redeviens papa de jeunes enfants. Il y a les devoirs à faire, le dîner à préparer… Des choses simples, concrètes, qui m’ancrent. Même si la journée a été chargée, même s’il y a eu beaucoup d’émotions, j’ai ce socle-là, et c’est lui qui me fait tenir.
Quand je suis devenu médiateur de santé pair, j’étais l’un des premiers en France. À l’époque, on découvrait à peine ce métier. Aujourd’hui, rien que dans mon établissement, on est une dizaine, répartis sur différents pôles. Au début, j’étais très sollicité. Tout le monde avait des questions, voulait comprendre, m’impliquer. Mon emploi du temps débordait, et c’était difficile de poser des limites. J’ai mis du temps à apprendre à dire non, à faire la part des choses. Maintenant, je travaille à 60 % en tant que médiateur, et les deux autres jours, je suis auto-entrepreneur. Ça me permet de participer à d’autres projets, de m’investir ailleurs. J’ai trouvé un équilibre. Il faut de l’organisation, c’est sûr, mais ça me convient.
« Il n’y a pas d’âge pour se réinventer, et plus de ressources en nous qu’on ne le croit »
Ce qui me frappe, avec le recul, c’est que ce métier m’a permis de partir de quelque chose dont j’avais honte, quelque chose qu’on taisait, qu’on entourait de culpabilité… et d’en faire un savoir, une force. Ça m’a redonné confiance en moi. Aujourd’hui, je sais que ce que j’ai vécu a de la valeur, que ça peut vraiment aider. Et surtout, je sais que je ne suis pas seul.
J’ai trois garçons, et aujourd’hui, ils savent que leur père part travailler le matin avec le sourire, qu’il est fier de ce qu’il fait, qu’il aide les autres. Pour moi, c’est essentiel de transmettre cette image-là du travail à mes enfants, à mes proches. Ce que j’aime le plus dans mon métier, c’est avoir le courage des personnes que j’accompagne. Les voir se relever, avancer, malgré les difficultés. C’est là que je me dis : c’est pour ça que je fais ce métier. C’est ma plus grande satisfaction. Et aujourd’hui, je peux le dire sincèrement : ce que j’ai traversé, c’est presque une chance. Sans ça, j’aurais peut-être été soignant, oui, mais je n’aurais jamais eu ce lien si direct, si fort, avec les personnes que j’accompagne.
Et pourtant, ce n'était pas gagné. J’ai pris ce tournant à 48 ans. C’est tard, mais ça montre bien qu’il n’y a pas d’âge pour se réinventer. En santé mentale comme ailleurs, les parcours ne sont jamais tout tracés. Ce que ça m’a appris, c’est qu’on a souvent en soi bien plus de ressources qu’on ne l’imagine. Franchement, plus jeune, j’étais un cancre. Jamais j’aurais pensé devenir ce type assis au premier rang, à poser des questions, à être porté par ce qu’il apprend.
Finalement, faire de mon expérience un métier, ça a été la pièce manquante de mon rétablissement. Les symptômes avaient disparu depuis un moment, mais il manquait encore quelque chose à mon projet de vie. Là, c’est comme si tout était enfin aligné. Ce que j’aime aussi, c’est ce rôle de passeur. Voir arriver d’autres pairs-aidants, plus jeunes ou pas, et sentir qu’on fait partie d’un mouvement. Qu’il se passe quelque chose dans le champ de la santé mentale, un vrai changement de regard. Pouvoir y contribuer, même à mon petit niveau, mais de façon concrète, c’est précieux. Et oui, je peux le dire, ça a complètement changé ma vie.
(1) Pour aller plus loin : Stéphane Cognon est l’auteur de Je reviens d’un long voyage – Candide au pays des schizophrènes (Frison-Roche, 2017) et de Médiateur en santé pair – Un passeur entre deux mondes (Frison-Roche, 2022). Deux récits qui retracent son parcours, entre expérience personnelle et engagement professionnel.
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