« Je suis bipolaire, tu m’invites ? »: contre la stigmatisation, le tour de France de Léa
« Je suis bipolaire, tu m’invites ? » : c’est la question que Léa Vigier a posée à des inconnus à travers la France, en stop et sans argent, pour déconstruire les idées reçues sur la bipolarité. Pour Plein Espoir, elle se livre sur le cheminement qui l’a conduit à cette volonté farouche de briser les stigmates autour des troubles psychiques.
Je m’appelle Léa, j’ai 32 ans, et je suis bipolaire. Aujourd’hui, je peux le dire simplement. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Il m’a fallu presque dix ans pour réussir à prononcer cette phrase sans honte, sans peur, sans l’impression que ma vie était condamnée d’avance.
Pendant des années d’errance, j’ai vécu des phases que je ne comprenais pas. Des périodes d’énergie démesurée où je me lançais dans mille projets avec la certitude que tout était possible, suivies de chutes brutales où tout s’écroulait et où je disparaissais dans des dépressions profondes. Cela se répétait encore et encore, jusqu’à ce que je finisse par croire que j’avais ? un défaut de fabrication, comme si j’avais été « mal codée à la naissance ». À force de souffrir, l’idée d’en finir m’a semblé plus douce que celle de continuer à vivre comme ça. Je ne pensais pas que quelque chose pouvait changer.
Pourtant, deux ans avant mon diagnostic, un psychiatre avait déjà évoqué la bipolarité. Je n’étais pas prête à l’entendre. J’avais tous les stigmates de la maladie. Pour moi, les bipolaires étaient des gens « fous », voués à l’asile, incapables de travailler, de construire une famille, instables. Je me disais, non ce n’est pas moi ce n’est pas possible. J’ai donc refusé ce diagnostic. Et comme le psychiatre n’insistait pas pour poser d’étiquette, ça m’arrangeait.
« Ne laissez pas tomber, on va trouver »
Puis, au cœur de la dépression la plus forte que j’aie connue, j’ai pourtant donné une dernière chance à la vie en allant voir une autre psychiatre. Je lui ai dit en arrivant que je n’y croyais plus. Elle m’a simplement répondu : « ne laissez pas tomber, on va trouver » : C’est cette phrase qui m’a retenue. Quelques semaines plus tard, le diagnostic de bipolarité a été posé à nouveau, mais cette fois il a été accompagné d’un traitement adapté. Et ma vie a commencé à changer. Je découvrais que ma souffrance n’était pas une fatalité, que ce n’était pas « mon caractère » ou un défaut de volonté. C’était un déséquilibre, quelque chose qui ne marchait pas bien dans ma chimie. Pour moi, ça a été une révélation.
À partir du moment où j’ai commencé à aller mieux, j’ai voulu comprendre. J’ai lu énormément, j’ai cherché des témoignages, me suis documentée, j’ai appris à repérer mes signaux d’alerte pour mener la vie que je voulais, et j’ai aussi écrit, beaucoup. Au début pour moi, par besoin d’y voir clair, par besoin d’apprivoiser ce mot et cette maladie. Puis, progressivement, un autre moteur est apparu : celui de transmettre un message aux autres personnes concernées, pour leur dire : « regardez, j’y suis arrivé, ne perdez pas espoir ». J’ai publié sur les réseaux et l’un de mes posts m’a mise en contact avec l’association Hope Stage. J’ai découvert la psychoéducation, c’est-à-dire le fait d’apprendre concrètement à vivre avec son trouble, à reconnaître les variations, à mettre en place des outils et un cadre de vie pour rester stable. Ce savoir-là m’a changée. Car dans les parcours de soin on rencontre souvent des psychiatres qui peuvent nous poser un diagnostic mais sans expliquer ce que c’est, ou pourquoi on a cette maladie. Et puisque cela m’a aidée, j’ai voulu aider à mon tour et j’ai commencé à animer des lives, à participer à des actions de sensibilisation.
« Je suis bipolaire, tu m’invites ? »
L’été dernier, j’ai voulu aller plus loin. J’ai lancé un Tour de France intitulé « Je suis bipolaire, tu m’invites ? » pendant une dizaine de jours filmés. Je suis partie sans argent, en stop, en frappant aux portes pour demander le gîte et le couvert. L’idée n’était pas de prouver ma débrouillardise, mais de rendre visible autre chose qu’une image caricaturale du trouble. Je voulais montrer une personne bipolaire qui n’a pas honte de l’être et s’affiche fièrement, qui peut faire du stop, rencontrer des inconnus, leur inspirer confiance. Via une histoire marrante, je voulais sensibiliser un maximum de français et expliquer ce qu’est vraiment la bipolarité. J’ai constaté à quel point ce mot fait peur. Dans certaines rencontres, j’ai senti la méfiance. Les gens avaient en tête l’image de quelqu’un d’instable, capable d’exploser d’un moment à l’autre. Le plus gros souci quand tu dis que tu es bipolaire, c’est que les gens vont s’imaginer que tu as des gros hauts et des gros bas, de manière lunatique. C’est même hyper vulgarisé dans le langage courant, on peut entendre « arrête de faire ton bipolaire » et on oublie que c’est une maladie, donc les gens n’ont pas la bonne image. On m’a dit plein de fois : « ok, tu vas péter un câble à quel moment ? » Il y a un côté sensationnel, on croit qu’on va avoir un côté gentil puis méchant, voire violent. Cela fait peur, et je comprends, car ils sont mal informés. C’est très difficile aussi d’avoir de la compassion pour une personne bipolaire. Une majorité de personne pense encore que le suicide est un geste égoïste, que c’est un choix. Or la plupart des personnes qui le font, sont sous l’emprise d’une maladie et ne sont pas maîtres de leur décision.
Forcément sur le terrain, il y a eu des moments de décalage entre ces idées préconçues et leur rencontre avec moi. Je crois même que le fait d’être une femme a joué en ma faveur, comme si, inconsciemment, on pensait qu’on me « maîtriserait » au cas où. Mais au fil des journées, des discussions et des repas partagés, les barrières tombaient. Les gens comprenaient petit à petit que je n’étais pas dangereuse, ni imprévisible. Et personnellement je suis bipolaire, oui, mais je pense que je suis beaucoup plus stable que la majorité des personnes, car je fais un travail continu sur moi-même. Pour ma part, j’ai un petit diagramme de l’humeur que je remplis tous les matins en notant comment je me sens de 1 à 10, je dors toutes les nuits 9h minimum, j’ai arrêté l’alcool, j’ai appris la méditation, je vais marcher tous les jours.
« La bipolarité touche au moins 1,6 million de personnes diagnostiquées mais on n'en entend pas assez parler »
De ce voyage est né un documentaire, qui sortira le 12 janvier et sera diffusé au cinéma MK2 quai de Loire. Il montrera les rencontres, mais aussi ce qui ne se voit pas : les stigmates, les idées reçues, les réactions des gens, mais aussi la présence de cette maladie partout autour de nous. Ce projet s'accompagne d’une collecte de dons pour la psychoéducation via Hope Stage, afin de former le plus de personnes et donner l’accès aux lives de formation pour mieux comprendre la maladie et mieux vivre grâce à des outils concrets. On donne des plans d'action pour déceler si on commence à partir en haut ou en bas et réussir à gérer sans partir dans des extrêmes. Car même si on a un traitement, il faut travailler et faire attention à ne pas avoir de trop grosses variations et être à l’écoute de soi-même en permanence pour se sentir bien et équilibré.
Aujourd’hui, je vis bien avec ma maladie. Pas par hasard, mais parce que j’ai mis en place une organisation de vie qui me convient, que je me connais, que je prends mon traitement et que je reste attentive au moindre signe d’équilibre ou de déséquilibre. Cela m’a appris à prendre soin de moi.
Je suis convaincue qu’en France, quelque chose est en train de changer autour de la santé mentale. Les médias en parlent davantage, les langues se délient, et c’est très cool. Mais il manque encore l’essentiel : des financements pour aider les personnes concernées. La bipolarité touche au moins 1,6 million de personnes diagnostiquées mais on n'en entend pas assez parler. Sans chercher à comparer, on entend beaucoup plus parler de la sclérose en plaques qui touche environ 100 000 Français. On a besoin d’aide, si on veut accompagner les gens. On manque de psychiatres, surtout en dehors des villes où c’est catastrophique. Il faut donc développer un modèle de psychoéducation qui donne accès à l’information et qui sauvera des vies. Malheureusement, on est encore trop peu d’associations à pouvoir le faire. C’est une maladie très handicapante (6ème cause mondiale de handicap d’après l’OMS), très mortelle (50% de tentatives de suicide), et pourtant il n’existe quasiment aucun soutien financier, ni public ni privé, pour l’accompagnement psychologique et psychoéducatif.
Je n’ai pas honte d’être bipolaire. Je n’ai plus peur de ce mot. Je ne le vois plus comme une fatalité mais comme une caractéristique dont j’ai appris à tenir compte. Cela fait partie de moi et j’ai choisi d’en faire une force. Si je témoigne aujourd’hui, c’est pour que les personnes qui souffrent sachent qu’elles ne sont pas condamnées. C’est pour que les proches comprennent qu’on peut être bipolaire et digne de confiance. C’est pour que la société accepte enfin l’idée qu’une personne peut être bipolaire et vivre une vie stable, professionnelle, amoureuse, parentale. C’est tout un travail en progrès pour changer les mentalités, faire évoluer les manières de pensée. Mais rien n’est acquis et il faut continuer à se battre.





