« Empathie, Mental… ces séries qui changent notre regard sur la santé mentale »
©️ Empathie - 2025 - Crave / Canal +
Pendant des décennies, le cinéma et les séries ont nourri notre imaginaire collectif d'images faussées : le "fou dangereux", le "génie instable", la "femme hystérique". Ces représentations stigmatisantes ont fait du mal, beaucoup de mal. Mais depuis quelques années, on assiste à un tournant. Des séries comme En thérapie, Mental ou Empathie montrent qu'on peut raconter la santé mentale autrement. Comment ? En faisant entrer psychiatres, psychologues et personnes concernées au cœur même du processus créatif. Enquête sur ces coulisses où se fabrique, séquence après séquence, une représentation plus juste, qui peut contribuer au rétablissement.
On se souvient tous de ces personnages : le psychopathe imprévisible de Psychose, la "folle" obsessionnelle de Lisaison Fatale, le schizophrène violent des films d'horreur. Pendant des années, la fiction a construit et renforcé des stéréotypes qui ont rendu la vie des personnes concernées encore plus difficile. Quand on vit avec un trouble psychique, ces images nous collent à la peau. Elles nous empêchent de demander de l'aide, de parler à nos proches, d'être simplement nous-mêmes.
Mais quelque chose est en train de changer. De plus en plus de créateurs prennent conscience de leur responsabilité. Ils font le choix de la nuance, de la complexité, de l'humanité. Et pour y parvenir, ils ne créent plus seuls dans leur bulle : ils font appel à celles et ceux qui savent.
Des psychiatres dans la salle des scénaristes
Quand le Dr Philippe Dayan reçoit ses patients dans son cabinet parisien, 54 millions de téléspectateurs assistent aux séances. En thérapie, la série événement d'Arte sortie en 2021, a réussi un pari audacieux : faire de l'écoute et du dialogue un moment de télévision captivant. Mais ce succès ne doit rien au hasard. Éric Toledano et Olivier Nakache ont fait appel à un consultant psychiatre, Serge Hefez, dès l'écriture. « Il nous a aidés, avec l'équipe de scénaristes, à aller plus loin dans la déconstruction de nos personnages », explique Éric Toledano. Cette présence du consultant dès la conception change tout. Ce n'est plus seulement une relecture en fin de parcours pour vérifier qu'on n'a pas dit de bêtises. C'est une collaboration étroite, un va-et-vient permanent entre l'imaginaire créatif et la réalité clinique.
Dans le bureau d'Angela Soupe et Sarah Santamaria-Mertens, co-créatrices de la série HP diffusée sur OCS, un psychiatre participe aux réunions d'écriture. Clément la Torre, pédopsychiatre, est consulté plusieurs fois par semaine. Il connaît la Fémis (l'École nationale supérieure des métiers de l'image et du son, formation prestigieuse du cinéma français) et comprend les nécessités dramaturgiques. « La série fait preuve de beaucoup de pédagogie et de bienveillance dans son traitement des maladies mentales », note AlloCiné.
Pour Empathie, série québécoise sur la psychiatrie légale diffusée sur Canal+, Florence Longpré a poussé la démarche encore plus loin : trois ans de travail avec des psychiatres avant même de tourner la première image. « Il y avait énormément de recherches pour aller chercher une sincérité, une véracité », raconte-t-elle sur Sud Radio. Elle explique jusqu'aux effets physiques précis d'un médicament aux comédiens : comment le corps réagit, ce qui se passe concrètement et comment ils doivent le jouer devant la caméra.
L'immersion : pour mieux saisir la réalité des parcours
Mais consulter ne suffit pas. Pour raconter juste, il faut avoir vu, écouté, senti. Florence Longpré s'est rendue à l'Institut Pinel de Montréal, accompagnée des deux psychiatres qui collaboraient à l'écriture. Elle y a rencontré d'anciens patients ayant traversé le système et retrouvé aujourd'hui une vie ordinaire. « C'était le bout le plus intéressant », confie-t-elle. Parce que ces rencontres incarnent ce que les manuels peinent parfois à transmettre : l'espoir, la possibilité du rétablissement, la vie qui continue.
Angela Soupe raconte comment sa belle-sœur, interne en psychiatrie, lui décrivait ses journées : une patiente qui se prenait pour Beyoncé, un patient qui ne parlait qu'avec son pied. « Le contraste entre toutes les émotions qu'elle pouvait ressentir en une journée m'attirait dans cet univers », dit-elle. C'est cette complexité du quotidien, loin des représentations sensationnalistes, qu'on retrouve dans HP.
Dans En thérapie, cette attention au détail se traduit dans le jeu des acteurs. Les réalisateurs faisaient des prises longues pour permettre aux comédiens de faire le chemin émotionnel complet. « On a eu des lapsus, on a eu des larmes qui sont arrivées alors qu'elles n'étaient pas du tout prévues. On a guetté ces moments », raconte Olivier Nakache sur Europe 1.
Oser l'humour sans minimiser la souffrance
Mental, série diffusée sur France TV Slash et destinée aux adolescents, marche sur un fil encore plus délicat : parler de troubles psychiques avec légèreté sans tomber dans la caricature. Ses créateurs, Victor Lockwood et Marine Maugrain Legagneur, ont consulté des pédopsychiatres, des associations et le Conseil national consultatif des personnes handicapées.
Le résultat ? Une série qui ose rire avec ses personnages, pas d'eux. Marvin, 17 ans, face au test de Rorschach : « Qu'est-ce que tu vois sur ce dessin ? » lui demande sa psychologue. Un oiseau, une chauve-souris, un visage ? « La chatte à ta mère », répond le jeune homme. L'humour est là, cru, direct, mais jamais méprisant. Il libère la parole plutôt qu'il ne l'enferme.
« Au départ, c'était plein de pièges, certes, mais on a voulu oser l'humour, l'autodérision, on ne voulait pas tomber dans la caricature », affirme le producteur sur Handicap.fr. Aude Caria, directrice de Psycom, l'organisme public qui lutte contre la stigmatisation des troubles psychiques, valide : « Il est vrai que c'est un terrain miné », mais les réalisateurs « sont sortis indemnes ».
La série montre aussi les rechutes, les avancées fragiles, la complexité des parcours. Simon, l'un des quatre adolescents du service pédopsychiatrique des Primevères, lance à un moment : « Ce n'est rien, j'ai juste des émotions mais, aujourd'hui, ce n'est pas autorisé ». Une phrase qui résonne chez tous ceux qui se sentent jugés pour leur sensibilité.
La psychologie au service de l'histoire (et non l'inverse)
Violaine Bellet incarne une fonction encore rare en France : celle de « psynariste », contraction de psychologue et scénariste. Diplômée de la Fémis et formée à plusieurs approches thérapeutiques, elle a travaillé sur Un Village français, Dix pour cent ou Une Belle Histoire. Sa spécificité ? « Je mets la psychologie au service du récit et non l'inverse », explique-t-elle au CNC.
Contrairement aux consultants cliniciens qui privilégient la vraisemblance médicale absolue, elle cherche l'équilibre : donner de l'épaisseur psychologique aux personnages sans sacrifier l'intensité dramatique. Son approche : créer une « charte psychologique » pour chaque personnage, définir l'objectif conscient et le besoin inconscient. « Si on s'éloigne de cette charte, le spectateur décroche : il se sent trahi », analyse-t-elle.
Et ça fonctionne. Quand on regarde Dix pour cent, on ne se dit pas « tiens, ce personnage a été construit avec l'aide d'une psychologue ». On se dit « ce personnage me ressemble » ou « je connais quelqu'un exactement comme ça ». C'est toute la différence : la psychologie devient invisible mais structurante.
Pour Violaine Bellet, les séries ont un pouvoir transformateur qu'on sous-estime : « Si l'on plante des profils féminins forts, des jeunes femmes vont pouvoir plus facilement s'autoriser à exister en tant que sujet dans la vraie vie. Ce sont des modèles identificatoires ». Une vision qui fait des séries des « répétitions générales d'une société plus accomplie ». Autrement dit : on se construit aussi à travers les histoires qu'on regarde et il est important que les personnes vivant avec un trouble psychique se sentent représentées.
Psycom : un partenaire pour éviter les pièges
Psycom, organisme public créé en 1992, s'est donné pour mission d'accompagner les créateurs de contenus. Au-delà de la consultation sur des projets comme Mental, l'organisme propose des guides pratiques pour « informer sans stigmatiser ». Leur approche : identifier les clichés et proposer des alternatives.
Exemple de cliché à éviter : « La maîtrise de soi », cette idée que si on le veut vraiment, avec un peu de volonté, on peut se débarrasser de ses problèmes. Le contre-cliché proposé : « La longue marche » : l'idée d'un cheminement avec des obstacles, des chutes et des relèvements, avec des guides qui apportent de l'aide, mais où c'est la personne elle-même qui entreprend le voyage.
Ces ressources s'adressent autant aux journalistes qu'aux scénaristes. Car les mots et les images qu'on utilise peuvent « contribuer, sans qu'on y prête attention, à dévaloriser les personnes vivant avec un trouble psychique », note Psycom sur son site. L'enjeu dépasse le divertissement : il s'agit de santé publique.
Quand les séries nous font (vraiment) du bien
Mais au-delà des bonnes intentions, est-ce que ces séries changent vraiment quelque chose dans nos vies ? La réponse est oui. Pour Olivier Nakache et Éric Toledano, En thérapie répondait à un besoin social profond. La série est sortie en plein confinement, période de saturation informationnelle sur le COVID. « En pleine cacophonie, la figure et la voix du Dr Dayan offraient un moment de calme et d'écoute », analyse Éric Toledano dans Le JDD. La série a totalisé 54 millions de vues. « On se dit aussi que c'est rassurant de voir que les autres aussi ont des angoisses et le besoin d'extérioriser tout ça ».
Ce pouvoir de normalisation est précieux. Quand on voit Ariane, la chirurgienne brillante jouée par Mélanie Thierry dans la série craquer et pleurer dans le cabinet du Dr Dayan, on comprend que la vulnérabilité n'est pas une faiblesse. De même, quand on suit le parcours de Marvin dans Mental, ce jeune homme colérique qui découvre peu à peu qu'il a le droit d'exprimer ses émotions autrement qu'en frappant, on se dit qu'on peut changer.
Rachel Bloom, créatrice de Crazy Ex-Girlfriend, série américaine qui a révolutionné la représentation du trouble borderline, reçoit des messages de spectateurs qui lui disent que la série leur a sauvé la vie. Elle-même confrontée à l'anxiété, la dépression et des pensées obsessionnelles-compulsives, elle comprend ce vécu de l'intérieur : « La pire chose à propos [de la maladie mentale], c'est que tu as l'impression d'être le seul », dit-elle au Hollywood Reporter. Voir ses propres luttes représentées à l'écran brise l'isolement. C'est la première étape vers la demande d'aide.
Maxime Perez, qui a créé l'association « Bipolaires et fiers, et fières » après « deux ans d'errance médicale et deux tentatives de suicide », le confirme dans l'article de Handicap.fr : « Si j'avais vu cette série à 15 ans, je n'en serais pas là aujourd'hui, j'aurais pu gérer ma maladie autrement et n'aurais certainement pas pris une énorme claque à l'annonce de mon diagnostic ».
Les séries peuvent aussi aider l'entourage à mieux comprendre. Marie-Jeanne Richard, ancienne présidente de l'Unafam (association de défense des intérêts des personnes en situation de handicap psychique), souligne que la série Mental « permet aussi aux parents de déculpabiliser » et de dédramatiser le handicap, sans le montrer sous un angle péjoratif.
Les pièges qu'on apprend à éviter
Tous les créateurs ne prennent pas ces précautions, et les conséquences peuvent être graves. 13 Reasons Why, série Netflix sur le suicide adolescent, a dû retirer deux ans après sa diffusion, une scène jugée trop graphique, après des alertes sur un risque de contagion suicidaire. L'exemple montre les limites du sensationnalisme : représenter n'est pas montrer brutalement.
Les stéréotypes persistent également. Selon une étude de l'USC Annenberg en 2019, seulement 7% des personnages de télévision sont aux prises avec des problèmes de santé mentale. Et quand ils le sont, la représentation oscille souvent entre deux écueils : le héros tragique dont le trouble définit toute l'existence, ou le génie excentrique dont les « bizarreries » sont romantisées.
Mais on avance. Série après série, consultation après consultation, immersion après immersion, on pose les pierres d'une représentation plus juste.
L'avenir : co-créer avec celles et ceux qui savent !
La prochaine étape, on la voit poindre : impliquer directement les personnes vivant avec des troubles psychiques dans l'écriture. Certaines productions américaines embauchent désormais des « consultants expérientiels », soit des personnes ayant vécu ce qu'on veut représenter. En France, cette pratique reste marginale, même si les scénaristes de la série Mental ont consulté d'anciens patients.
L'expérience de Florence Longpré avec Empathie montre la richesse de ces échanges. Les patients qu'elle a rencontrés lui ont transmis quelque chose d'essentiel, quelque chose que les psychiatres consultants ne pouvaient pas lui donner de la même manière : la preuve vivante que le rétablissement existe. Pas comme un concept théorique, mais comme une réalité incarnée. Ces personnes qui ont traversé l'enfer et qui aujourd'hui vont bien, apportent une dimension que seule l'expérience vécue peut transmettre.
C'est cette dimension qu'on retrouve dans la fin de la série Mental, quand Simon lance : « Maupassant, Victor Hugo, Proust... Ils étaient tous considérés "fous". Ce n'est pas une maladie que l'on a, c'est un don ! » Une phrase qui, sans nier la souffrance, ouvre une autre perspective : et si on pouvait aussi voir la richesse, la sensibilité, la créativité qui accompagnent parfois ces troubles ?
Ce qu'on construit ensemble, séquence après séquence
« Si, à un moment, on ne regarde pas un tout petit peu dans le rétro et si on n'analyse pas pourquoi on devient fragile [...] alors, je pense qu'on devient moins humain », affirme Olivier Nakache sur Europe 1. Cette phrase résume l'enjeu : les séries qui parlent de santé mentale ne sont pas qu'un miroir de la société, elles peuvent être des outils de transformation. Car leurs personnages ne sont pas que des personnages : ce sont des fenêtres ouvertes sur nos propres possibilités. Car nous sommes tous, à des degrés divers, concernés par la fragilité psychique.
Les séries qui l'assument, qui montrent des personnages complexes plutôt que des caricatures, contribuent à normaliser la demande d'aide. Elles nous disent : « Toi aussi, tu as le droit d'aller mal. Toi aussi, tu mérites qu'on t'écoute. Toi aussi, tu peux aller mieux. » Et même si le chemin est encore long, chaque série qui fait le choix de la nuance, chaque créateur qui prend le temps de consulter des experts et des personnes concernées, chaque personnage qui ressemble enfin à quelqu'un qu'on connaît (ou à nous-mêmes), est une pierre posée vers une société plus accueillante. Parce qu'au fond, c'est ça qu'on cherche tous quand on regarde une série : se reconnaître.





